Le fragment ou l’interruption volontaire d’écriture. Le cas de Bleuets (2009), de Maggie Nelson

Le fragment ou l’interruption volontaire d’écriture :
Le cas de Bleuets (2009), de Maggie Nelson

Et si je commençais en disant que je suis tombée amoureuse d’une couleur. Et si je le racontais comme une confession ; et si je déchiquetais ma serviette en papier pendant que nous discutons. C’est venu petit à petit. Par estime, affinité. Jusqu’au jour où c’est devenu plus sérieux. Jusqu’au jour où (les yeux rivés sur une tasse vide, le fond taché par un excrément brun et délicat enroulé sur lui-même pareil à un hippocampe), je ne sais comment, ça a pris un tour personnel. – Maggie Nelson, Bleuets[1]

Imaginons une écharpe malhabilement tricotée. À mesure que les mailles d’épaisse laine rugueuse se forment avec le passage des aiguilles, l’extrémité opposée se détricote lentement. Entre les mailles restantes de l’écharpe, plusieurs trous laissent entrevoir la lumière. De petites alvéoles. D’autres, plus grosses. Sans doute on se serait attendus à un foulard régulier, lisse, plus convenu. Et si on disait que le résultat obtenu correspondait au résultat attendu? Une écharpe trouée, qui se démaille et qui se fait tout à la fois. Voilà ce que nous avons devant nous. Les trous font partie de l’écharpe, l’espace entre les mailles en est constitutif. Les trous sont l’écharpe, ils la font. Bleuets, un petit objet hybride écrit par Maggie Nelson, s’articule autour des trous volontairement laissés par la narration. Le texte en fragments s’interrompt, prend des pauses de lui-même; il se renouvelle et se répond à chaque nouvelle entrée. L’espace entre les blocs de texte participe à sa sémantique. Ils font le texte.

« Que veut dire une suite pure d’interruptions[2]? » demandait Roland Barthes. Le texte fragmenté, subissant une sorte d’aphasie, se construit en se déconstruisant. Il remet en question l’idée de totalité, certes, mais aussi le classement générique : l’œuvre en fragment n’est pas de la poésie, ni de l’essai, ni du roman. Le fragment se désigne lui-même en tant que genre à la fois en refusant et en convoquant tous les genres. Le discontinu devient vecteur de sens ou de création et permet de faire coexister des énoncés contradictoires.

Comme c’est le cas avec Bleuets, l’œuvre littéraire est rarement silencieuse, même lorsqu’elle mime l’être — le langage constitue, après tout, son matériau principal. Que faire d’une littérature qui, entre les mots, entre les paragraphes, fait du silence, de la pause textuelle, un leitmotiv? C'est là le propre du fragment littéraire qui fait du texte en prose un vase fragile et qui le fracasse. Le texte laisse le silence germer en lui et l’envahir. Il résulte de cette dislocation des pauses répétées et volontaires : s’enfilent des textes dont l’extrême brièveté force la narration, qui s’interrompt, à renouveler sans cesse sa situation d’énonciation. Ces ruptures s’érigent contre l’idée du livre comme totalité[3] et poussent à porter attention au manque qu’elles produisent. Le fragment, c’est la littérature qui tolère le manque sans essayer de le combler[4], comme dirait Maurice Blanchot, et qui en fait un matériau signifiant. Les interruptions répétées participent du sens du texte. Faisons de cette idée notre point de départ.

Universitaire américaine contemporaine, Maggie Nelson s’intéresse notamment, dans ses écrits, aux études de genres, à la philosophie, à la critique d’art et aux théories littéraires. Son œuvre puise dans les écrits poststructuralistes français qui ont pénétré le champ intellectuel américain par le mouvement de la French Theory, tel qu’étudié par François Cusset[5]. Il est fréquent, sous la plume de Nelson, d’être confronté, par le biais de références — directes ou indirectes — à Michel Foucault, Jacques Derrida ou Roland Barthes, figures françaises emblématiques du mouvement, ou encore à des penseuses américaines, elles aussi héritières de la French Theory, telles que Judith Butler ou Eve Kosofsky Sedgwick. Ces penseurs, au fil des digressions, interagissent avec divers intellectuels, convoqués selon les besoins de la réflexion, comme Ludwig Wittgenstein, Johann Wolfgang von Goethe ou Donald Winnicott, pour n’en nommer que quelques-uns.

Paru en 2009, Bleuets[6] privilégie l’écriture fragmentaire, à l’instar de la publication la plus populaire de Nelson, Les argonautes (2015). En plus de convoquer une multitude de références savantes, à la manière de l’essai, Bluets comporte un volet introspectif, lequel rappelle l’autofiction. Ces deux aspects, savant et autobiographique, se développent conjointement et s’alimentent l’un l’autre. La vie intime et la théorie sont indissociables. Si les médias grand public ne manquent pas de souligner le caractère inclassable de l’œuvre[7] et manquent alors de s’intéresser à son aspect formel, il apparaît plutôt que cet éclatement générique constitue un de ses traits remarquables. Il s’agit également de faire incursion dans l’univers de l’autothéorie (autotheory[8]) dont l’œuvre de Nelson est emblématique[9].

Nous suggérons que le fragment constitue d’abord une forme de production[10] : il désigne une manière d’envisager la création qui s’engage à construire différemment le sens de son texte. Empreinte de silences, de ruptures et d’interruptions, l’œuvre en fragments ne peut en faire abstraction. En plaçant la fragmentation et l’éclatement du texte au centre de notre lecture, nous analyserons trois usages que fait Bleuets du silence. D’abord, nous envisagerons la possibilité, induite par la forme, de charger le bleu, en tant que signe linguistique, d’une chose et son contraire. Ensuite, nous défendons que les pauses répétées, au cœur de la narration, servent une forme de retenue, notamment en ce qui concerne le contenu biographique, retenue qui force un recentrement sur le texte. Celui-ci se regarde et se replie, à l’infini, sur lui-même. Finalement, nous verrons que l’interruption devient, au cœur de l’œuvre, un moyen de tenter l’impossible : saisir ce qui n’est pas véritablement. Pour commencer, attardons-nous quelque peu à la genèse du livre et au fragment.

L’autel et le fragment

Bleuets trouve son origine dans l’affection intime que porte l’autrice-narratrice à la couleur bleue : « Je suis donc tombée amoureuse d’une couleur — la couleur bleue, en l’occurrence — comme on tombe dans les rets d’un sortilège, et je me suis battue pour rester sous son influence et m’en libérer, alternativement. » (p. 9) En effet, cet amour est si important que lui dédier un livre parait naturel. La couleur, toutefois, devient un prétexte pour parler d’une peine de cœur et de la maladie d’une amie, tout en empruntant à la philosophie, à la littérature, à la musique et aux sciences naturelles.

En entrevue avec Lauren Bastide au balado La poudre, Nelson raconte avoir dit à son entourage qu’elle écrivait un livre sur le bleu longtemps avant d’en entamer l’écriture. Amis, famille et connaissances lui ont alors offert des objets bleus, que l’autrice a disposés chez elle comme un autel[11]. Ce décalage entre l’intention et l’acte d’écriture fait l’objet d’un fragment du livre :

Cela me plaît, de dire que j’écris un livre sur le bleu sans le faire pour de bon. En général, les gens réagissent en vous racontant des histoires, en offrant des pistes de recherches ou des cadeaux, ce qui vous permet de jouer avec ces choses-là plutôt qu’avec des mots. Ces dix dernières années, j’ai reçu des encres, des tubes de peinture, des cartes postales, des teintures, des bracelets, des cailloux, des pierres précieuses, des aquarelles, des pigments, des presse-papiers, des gobelets et des bonbons bleus. (p. 13)

Si l’autel n’est, quant à lui, évoqué qu’à demi-mot, il est énoncé que « chaque objet bleu est une sorte de buisson ardent, un code secret destiné à un seul agent, une croix sur une carte trop vaste pour être entièrement déployée, mais qui contiendrait tout l’univers connu. » (p. 9) Les objets s’étalent comme des bouts déchiquetés de la carte d’un univers, fragments d’un concept multifacette : « Commencer à collecter des “fragments d’un bleu dense” pourrait faire croire qu’on paye tribut [sic][12] au bleu plus vaste d’où ces fragments ont été tirés. Mais un bouquet n’est pas un hommage au buisson. » (p. 74) Ainsi, le livre Bleuets prend lui-même la forme d’un autel vénérant la couleur bleue — chaque fragment se substituant à un objet de l’étal. S’ils forment ensemble un tout, les textes peuvent aussi être pris individuellement, comme des entités closes sur elles-mêmes dont l’inachèvement constitue un des points essentiels[13].

Cet inachèvement, cette fermeture et cette autonomie dont se réclame le fragment n’entraînent pas pour autant l’absence d'un fil conducteur assurant la cohérence des éclats de texte. Il est clair, dans le cas de l’œuvre de Nelson, que la couleur bleue, sujet de tous les fragments, assure la cohésion de l’ensemble. Comme autant d’objets, les paragraphes autonomes s’assemblent et dessinent l’autel du bleu. Il émerge déjà une dichotomie entre le tout et l’individuel ou entre la totalité et l’inachèvement. La confrontation, ou plutôt la cohabitation, d’une chose et son contraire, est rendue possible par la forme. Le fragment, note Ginette Michaud, instaure un rapport dialectique[14].

Un signe multifacette

L’écriture fragmentaire force la narration à s’interrompre sans cesse. Elle en fait sa mécanique et, sans doute dans la plupart des cas, son objet. Le renouvellement répété de la situation d’énonciation favorise l’éclectisme et l’hétéroclisme au sein du texte. Autant de débuts encouragent la multiplication des objets de réflexion. À mesure que les angles d’analyse employés pour interroger, défricher et analyser le bleu en tant que sujet se multiplient, les significations dont se charge le signifiant bleu s’accumulent et tendent à se contredire. L’autrice-narratrice s’approprie le signe fourre-tout et lui accole ses inflexions : « J’essaye de parler de ce que signifie le bleu, ou de ce qu’il représente pour moi, en dehors de sa définition. » (p. 23) Elle propose de sortir des acceptions du langage et de faire entrer la couleur en collision avec la vie.

Si le bleu est d’abord l’objet d’amour à l’origine de l’écriture, il est aussi la perte de l’être aimé, le chagrin d’amour dont Nelson parle à demi-mot : « Ce que je sais : quand je t’ai rencontré, une ruée vers l’or bleu a commencé. Sache que je ne t’en tiens plus responsable. » (p. 38) L’autre est incapable d’éprouver les mêmes sentiments : « Être amoureuse du bleu revient-il alors à être amoureuse du trouble? Et quel genre de folie est-ce là de toute façon, être amoureuse de quelque chose qui est par nature incapable de vous aimer en retour? » (p. 21-22) Le bleu sert à parler de la peine d’amour. L’inverse est aussi vrai.

Au fil des fragments, le bleu, couleur si fascinante qu’elle suscite l’affection, est souvent synonyme de beauté. Nous décelons la beauté du bleu auprès, entre autres, des petits objets conservés par l’autrice-narratrice : la « collection d’amulettes bleues […] disposée sur un rebord de fenêtre inondé de lumière » (p. 87), le « nombre incalculable de cailloux bleus, d’éclats de verre bleu, de billes bleues, de photos bleues piétinées et décollées de trottoirs, de gravats bleus » (p. 74), ou encore « [l]’océan en demi-cercle d’un bleu turquoise aveuglant » (p. 10). L’obsession pose la mesure de la magnificence, mais la beauté du bleu est à la fois menacée et menaçante. Au bord de la fenêtre ensoleillée, « la lumière détruit clairement certains […] objets » (p. 87) et, lorsque l’amour le quitte, le bleu ne laisse « qu’un poisson laid et dépigmenté battre de la queue sur la planche à découper d’une cuisine. » (p. 25) La couleur possède un pouvoir séducteur pouvant, à tout moment, se retourner.

Viennent ensuite le « blues » (p. 58) et la dépression, incarnés par le bleu. Un livre de développement personnel intitulé The Deepest Blue (p. 39), trouvé par l’autrice-narratrice sur les tablettes d’une librairie, s’adresse aux femmes atteintes de dépression. Puis, la couleur peut aussi être une trace laissée là par la tristesse : « Blue-eye, littéralement “œil bleu”, archaïque : “Marque bleue ou sombre autour de l’œil, causée par des larmes ou autre.” » (p. 41, l’autrice souligne) Du céleste au mal-être, le bleu mue et prend les inflexions qu’ordonne le contexte.

Lorsqu’il est question de l’amie malade de l’autrice-narratrice, le bleu devient signe de la douleur physique et de l’affection du corps qui rend les pieds « bleus et lisses à force de ne pas servir. » (p. 48) Néanmoins, « [q]uand la douleur est trop intense, la couleur quitte son visage. » (p. 45) Culturellement et historiquement, le bleu a également été associé à la douleur : « Un prince du bleu est prince du bleu parce qu’il a “un chagrin de compagnie, un de ces bleus démons comme intime qui l’accompagne” (J. R. Lowell, 1870). C’est ainsi qu’un prince du bleu se transforme en démon de douleur. » (p. 42) La beauté se mêle au spleen et aux maux — ils cohabitent sous un même signe.

Possédant autant de significations que de tons, le bleu se nourrit de l’ambivalence et se compare au pharmakon. Il s’agit là d’une clé de lecture spécialement importante de Bleuets :

Pharmakon signifie médicament, mais comme l’ont montré Jacques Derrida et d’autres, ce terme grec est notoirement connu pour ne pas différencier le poison du remède. Il abrite les deux en son sein. Dans les dialogues, Platon l’emploie en référence à tout ce qui a trait à la maladie, sa cause ou son traitement, mais aussi pour évoquer une recette, un charme, une substance, un sortilège, une couleur artificielle et la peinture. (p. 78-79)

La double identité du concept issu de la Grèce antique traduit parfaitement celle dont est infusé le bleu par Nelson. Derrida, avant de souligner que le pharmakon opère par séduction – comme la couleur bleue – le définit comme suit :

Le pharmakon serait une substance, avec tout ce que ce mot pourra connoter, en fait de matières aux vertus occultes, de profondeur cryptée refusant son ambivalence à l’analyse, préparant déjà l’espace de l’alchimie, si nous devions en venir plus loin à la reconnaître comme l’anti-substance elle-même : ce qui résiste à tout philosophème, l’excédant indéfiniment comme non-identité, non-essence, non-substance, et lui fournissant par là même l’inépuisable adversité de son fond et de son absence de fond[15].

Comme le pharmakon, le bleu résiste, incarne une chose et son contraire et est inépuisable. Ces caractéristiques le rendent séduisant et forcent, pour l’étudier, à sortir des voies habituelles. L’intérêt du bleu, finalement, réside dans la manière qu’il a d’échapper à celui qui le regarde, dans l’impératif qu’il pose et qui oblige Nelson à le prendre, pour l’observer, par tous les côtés à la fois. Le fragment permet la multiplication des points de vue. Il est, dès lors, la forme la plus adaptée au projet de l’œuvre. Non seulement la forme permet d’imiter l’autel à même le corps des pages, mais elle illustre aussi, dans sa définition propre, les contradictions de l’objet d’étude. Le bleu, en effet, est insaisissable. Nous y reviendrons.

Notons, pour le moment, que c’est précisément la pause que le texte prend de lui-même qui permet d’aborder le caractère multiforme du bleu. Les ruptures répétées, entre les paragraphes, donnent naissance à une parole qui, comme la mémoire, émerge en bourgeons et conserve la structure de son élaboration :

[L]e fragment […] ouvre sur une autre logique. Intemporalité, désordre, réversibilité, équivalence, non-hiérarchie, renvois associatifs, charge supplémentaire du signifiant, etc., sont quelques-uns des traits de cette logique différente, mais rigoureuse, que le texte fragmentaire met en place. Parce que les fragments nécessitent un autre découpage que celui de la phrase (les fragments offrent plutôt des scènes, des séquences), parce qu’ils travaillent à la limite d’une autre articulation logique, temporelle, spatiale, ils constituent peut-être la forme d’écriture qui se rapproche le plus des qualités particulières caractéristiques de la parole analytique[16].

Bleuets, par sa forme, qui est aussi en partie son propos, se donne à lire comme une collection de « fragment[s] de mémoire » (p. 86) sur le bleu, une étude multidisciplinaire et personnelle. La complexité de l’objet intéresse l’œuvre et lui impose sa forme.

Sur l’art de savoir s’arrêter

Les interruptions répétées, parce qu’elles permettent de passer outre certains détails, préservent l’intimité de la vie de l’autrice-narratrice. La fragmentation travaille avec l’ellipse : les blancs avalent avec eux les détails de la diégèse qui pourraient en dévoiler trop sur la vie de l’autrice-narratrice, sur son ancien amant et sur son amie. Pas d’indications géographiques ni de descriptions de lieux. Pas, non plus, de prénom ou de nom. Même si deux destinataires distincts peuvent être identifiés, les « tu » qui servent d’adresse pourraient, dans plusieurs passages, aussi bien désigner l’amant, l’amie, ou encore une tierce personne :

Les objets bleus qui me sont précieux sont des cadeaux ou des surprises dans le paysage. Les cailloux ramassés cet été dans le Nord, par exemple, chacun marqué d’un mystérieux anneau bleu vif peint sur son pourtour. Le petit carré de teinture bleu marine que tu m’as apporté il y a longtemps alors que l’on se connaissait à peine, bien plié dans un papier d’emballage. (p. 31-32, je souligne)

Une amie précieuse, aussi bien qu’un amoureux, pourraient être les destinataires de cet extrait. Si certaines interpellations apparaissent plus tranchées (lorsqu’il est question de « baise » (p. 25-26), notamment), de nombreux exemples d’adresses floues peuvent être trouvés au fil des pages. De la même manière, les marqueurs temporels ne renvoient presque jamais à quelque chose de précis. Les quelques « des mois plus tôt » (p. 15), « même période » (p. 15), « un jour » (p. 36) et « depuis quelque temps » (p. 34) ne tiennent qu’à peu de choses. Il serait ardu de situer les évènements sur une ligne du temps.

La brièveté imposée par la forme empêche de s’épancher sur les sujets abordés et donne lieu à de courts passages quelque peu cryptiques, qui évoquent sans approfondir : « Et je pense qu’à présent nous pouvons dire : une perle de verre peut colorer le monde, mais ne constitue pas à elle seule un collier. Je voulais le collier. » (p. 43) Jouer avec le silence revient à dire sans dire. Le collier, dans cet extrait, renvoie à plusieurs éléments du livre : la relation amoureuse, la signification du bleu ainsi que le fait de vouloir beaucoup et de n’accéder qu’à un fragment. Sur un même plan sémantique, les pensées, les souvenirs et les citations se dessinent ici et là sur la page sans dévoiler le secret de leur signification. Bleuets fait de l’autofiction tout en refusant d’alimenter le voyeurisme. Au terme de notre lecture, le lecteur n’en sait, finalement, que très peu au sujet de la narratrice. Ce rejet est conscient et assumé, puisque le texte énonce, en citant On Being Blue de William Glass, que le lecteur chercherait « la pénétration de l’intimité » (p. 30-31). La fragmentation, les ellipses, les informations volontairement omises et la retenue refusent précisément l’accès à quelque intimité.

Comme si, par moments, s’épandre revenait à s’enfoncer dans un discours superficiel, vain, Bleuets laisse croire que l’essentiel tient dans l’économie des mots et des pages :

C’est peut-être bien ainsi. Le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein — le premier et unique livre de philosophie qu’il ait publié de son vivant — s’achève au bout de soixante pages et offre sept propositions en tout et pour tout. “Quant à la minceur du livre, j’en suis terriblement désolé, mais que vous dire? écrit-il à son traducteur. Même en me pressant comme un citron, vous n’obtiendrez pas plus de moi.” (p. 96)

Par son propos et par sa forme, l’œuvre convoque l’art de savoir s’arrêter, tout en traçant les contours d’une pensée qui ne sait pas complètement le faire et émerge en rhizome. Le fragment suit le cours de la pensée sans chercher à en pallier l’incomplétude naturelle[17]. Toute en retenue, l’écriture de Nelson semble répondre de la dualité énoncée chez Susan Sontag :

We lack words, and we have too many of them. It raises two complaints about language. Words are too crude. And words are also too busy – inviting a hyperactivity of consciousness that is not only dysfunctional, in terms of human capacities of feeling and acting, but actively deadens the mind and blunts the senses[18].

La pensée s’énonce longtemps, se cherche, comme à tâtons, sans jamais parvenir tout à fait à s’inscrire dans le langage. Elle s’en approche, à la manière de l’asymptote, sans y toucher véritablement, et le fragment, puisqu’il reprend la structure de la réflexion, apparaît comme la meilleure forme pour paver le texte qui imite les chemins de la conscience.

L’inexprimable est, inexplicablement, contenu dans l’exprimé

Entre les blancs et la concision fragmentaire, le discours sur le bleu, trop vaste pour être contenu par les mots, pose la question de l’échec du langage, philosophème récurrent de l’œuvre de Nelson. Échec — ou propre — du langage, puisqu’il n’arrive jamais à figurer le réel dans son ensemble, ni à le capturer. Il s’agit plutôt de mimer les aléas d’une parole analytique à l’intersection de multiples disciplines — la philosophie, la littérature, l’histoire, la science — en y mêlant des éléments autobiographiques. L’apport du biographique, dans l’étude d’une couleur, parait inévitable puisque :

personne ne sait vraiment ce qu’est la couleur, où elle est, ou même si elle est. (Peut-elle mourir? A-t-elle un cœur?) Prenons une abeille qui vole jusqu’aux plis d’un coquelicot : elle voit une bouche violette grande ouverte là où nous voyons une fleur rouge et où nous tenons pour acquis qu’elle est rouge, et que nous sommes normaux. (p. 22)

Devant l’impossibilité de rendre compte du bleu, le silence constitue une manière de comprendre, dans l’énoncé, tout ce qui n’est pas mentionné. En effet, si les mots n’ont pas pour objectif de contraindre la pensée, il est difficile de nier, comme le souligne Sontag, la charge culturelle et historique qu’ils portent : « Language is experienced not merely as something shared but as something corrupted, weighed down by historical accumulation[19]. » Peut-être alors que l’absence de mots permet, parfois, de dire davantage que ne le permet le langage. Si, dans Bleuets, on donne une voix au silence (« Reniement, dit le silence » [p. 25]), Sontag ne manque pas de rappeler qu’il est, dans son manque, une forme de discours : « Silence remains, inescapably, a form of speech (in many instances, of complaint or indictment) and an element in a dialogue[20]Parmi les effets qu’il entraîne, le silence invite à l’interprétation : « A person who becomes silent becomes opaque for the other; somebody’s silence opens up an array of possibilities for interpreting that silence, for imputing speech to it[21]. » La prose de Bleuets, en ouvrant ses fragments sur des questions, nous invite directement à combler les manques. Pensons, par exemple, au vingt-septième fragment : « Mais à quoi bon s’embêter avec un diagnostic si le diagnostic n’est qu’une réaffirmation du problème? » (p. 19) Laissés seul face à cette question, puisque le texte n’offre qu’un espace vide, il incombe au lecteur de formuler une esquisse de réponse. C’est aussi, nous l’avons dit, les silences qu’implique la fragmentation qui permettent l’hétéroclisme des angles de réflexion et des objets d’étude. Le silence ouvre une myriade d’interprétations et permet au contenu de dépasser l’énoncé.

Malgré les multiples disciplines convoquées, qui permettent d’observer simultanément le sujet sous différents angles, il est impossible de réellement décrire le bleu — du moins, pas objectivement. La perception des couleurs est une donnée trop subjective : « Il n’existe pas d’instrument pour mesurer la couleur ; il n’existe pas de “thermomètre de la couleur”. Comment pourrait-il en être autrement puisque “la connaissance de la couleur” dépend toujours de la perception individuelle? » (p. 46) Même la science ne donne pas de réponse satisfaisante à la question de l’existence de la couleur :

Avant une réunion d’enseignants, autre conversation avec le spécialiste de la ménopause des guppies. Je lui demande : Que pensent les biologistes de cette question : la couleur existe-t-elle? Pffffff, me répond-il. Un guppy mâle en quête d’une partenaire ne s’inquiète pas de savoir si la couleur existe ou pas. […] Il hausse les épaules. Face à certaines questions, dit-il, les biologistes ne peuvent que battre en retraite. (p. 24)

Nelson relate quelques expériences tenues au XIXe siècle — comme l’invention du cyanomètre[22] — qui tentaient de circonscrire la couleur en quelques termes et données précises, dont ont émergé des énoncés singuliers tels que : « Nous observâmes avec admiration l’azur du ciel. Son intensité au zénith nous parut correspondre au 41e degré du cyanomètre. » (Humbolt dans Nelson, p. 47) Cette phrase, comme l’écrit l’autrice-narratrice, n’avance à rien — à moins d’avoir entre les mains un de ces cyanomètres. Encore, on ne peut faire abstraction du fait que, dans chacun de nos yeux, les couleurs s’impriment différemment. Grand nombre de facteurs extérieurs influencent la perception des couleurs : l’exposition aux couleurs saturées (p. 50) ou encore des prédispositions biologiques : « Vincent van Gogh, dont la dépression, selon certains, était sans doute liée à une épilepsie affectant le lobe temporal, a vu et peint le monde dans ces couleurs à l’éclat presque insoutenable qui l’ont rendu célèbre  » (p. 43) La couleur, en somme, est affaire de perception et « l’œil n’est qu’un capteur, qu’on le veuille ou non. » (p. 60) Comme le cœur (p. 50), la connaissance ou la beauté (p. 47), remarque Nelson.

La couleur file entre les doigts, jouit de la fragmentation du texte. Bien que produire un compte rendu exhaustif du bleu reviendrait à tenter l’impossible, le texte suggère que de ne rien tenter serait vain, en empruntant les mots de Cézanne et de Wittgenstein :

Cézanne aussi en avait eu assez de la couleur. “Si je peins tous les petits bleus et tous les petits marrons, je le fais regarder comme il regarde”, dit-il au sujet du visage d’un homme qu’il a portraituré. Ce n’est peut-être qu’une reformulation colorisée de la remarque de Wittgenstein : “Si on ne cherche pas à exprimer l’inexprimable, alors rien n’est perdu. L’inexprimable est plutôt — inexprimablement — contenu dans l’exprimé !” Voilà sans doute pourquoi je prends les bleus de Cézanne tellement au sérieux. (p. 73)

Il vaut mieux, autrement dit, tenter d’exprimer une idée et assumer d’en égarer quelques complexités et particularités que de ne rien oser. L’expression, en effet, semble résider dans la tentative elle-même et dans l’absence — comme dans la multiplicité — de réflexions qu’offre l’expérience.

Conclusion

Au terme de l’œuvre, le bleu conserve le secret de sa signification[23] : au cœur de la sémantique du texte se trouve une petite boîte noire impossible à ouvrir. Bleuets, somme toute, garde le secret de sa composition et semble s’accorder avec la vision défendue par Derrida en incipit de La pharmacie de Platon :

Un texte n’est qu’un texte s’il cache au premier regard, au premier venu, la loi de sa composition et la règle de son jeu. Un texte reste d’ailleurs toujours imperceptible. La loi et la règle ne s’abritent pas dans l’inaccessible d’un secret, simplement elles ne se livrent jamais, au présent, à rien qu’on puisse rigoureusement nommer une perception[24].

En plus de s’énoncer dans la forme, qui empêche de fournir véritablement la signification de son objet, cette conception derridienne du texte se manifeste aussi chez Nelson par l’emprunt de la pensée de Mallarmé : « Pour lui, le livre parfait est celui dont les pages n’ont jamais été coupées, leur mystère préservé à jamais, comme l’aile repliée d’un oiseau ou l’éventail toujours refermé. » (p. 74-75) Le propos du livre, dont les fragments se déposent en objets sur un autel, n’est pas tant de percer le mystère du bleu que d’en tracer les contours.

L’interruption narrative est vectrice de sens dans la mesure où c’est précisément elle qui permet la cartographie évoquée en début d’ouvrage, ce dessin des contours du mystère qu’on effleure, toise, sans jamais atteindre le cœur. Les silences, les blancs, permettent de faire du bleu un signe fourre-tout (sans pour autant que la narration ne se trahisse); tout en induisant le chaos, les interruptions assurent la cohérence de l’ensemble. La fragmentation instaure aussi, nous l’avons vu, un régime de la retenue, une forme de pudeur. Celle-ci opère sur divers plans. Nous remarquons l’élision de détails trop intimes, pratique inhabituelle pour un texte puisant dans l’autofiction. L’autofiction qu’est Bleuets ne renvoie qu’à sa propre littérarité. La prose, toute en retenue, engendre un lent développement de la pensée et octroie aux idées la liberté d’errer, de suggérer parfois sans affirmer. Le discours cherche son chemin vers le langage plutôt que de chercher à convaincre. Il se situe ainsi aux antipodes de ce que l’on rencontre habituellement dans l’essai ou dans le texte académique, et ce, même s’il en emprunte certains codes. C’est, d’une certaine manière, à la jonction de ces errements de la pensée, de la forme fragmentée et de l’élaboration d’un signe complexe et rempli de contradictions que peut naître la permission de tenter l’impossible : cerner l’insaisissable. Le livre, à mesure qu’il se fait, implose.

[1] Maggie Nelson, Bleuets (trad. de l’anglais par Céline Leroy), Paris, Éditions du sous-sol, [2009] 2019, p. 9 (l’autrice souligne). Dorénavant, les renvois à ce titre seront indiqués entre parenthèses, dans le corps du texte.

[2] Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Édition du Seuil, 1975, p. 98.

[3]Ginette Michaud, Lire le fragment. Transfert et théorie de la lecture chez Roland Barthes, Montréal, Hurtubise HMH, 1989, p. 18.

[4] Maurice Blanchot dans Ibid., p. 16.

[5] François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte/Poche, [2003] 2005, 367 p.

[6] Bleuets est choisi comme traduction de Bluets, le titre anglais original, qui désigne une espèce de fleur sauvage généralement d’un violet ou d’un bleu clair.

[7] Francis Gavin, « Bluets by Maggie Nelson review — heartbreak and sex in 240 turbocharged prose poems », dans The Guardian, [s.n.] (8 juin 2017), [en ligne]. https://www.theguardian.com/books/2017/jun/08/bluets-maggie-nelson-review-heartbreak-sex [site consulté le 9 janvier 2023]

[8] L’autotheory, ici librement traduit par autothéorie, désigne un mode de production qui intègre les contenus autobiographiques, philosophiques et théoriques de manière performative. Ces textes brouillent la distinction entre la fiction et la non-fiction (non-fiction) et présentent des manières plus subjectives d’approcher et de s’approprier la théorie. (Ralph Clare, « Becoming autotheory », Arizona Quarterly : A Journal of American Literature, Culture, and Theory, vol. 76, n1, 2020, p. 90.)

[9] La philosophe Lauren Fournier — ainsi que plusieurs autres critiques de l’autothéorie — identifie Les Argonautes comme une œuvre phare de mouvement. (Lauren Fournier, Autotheory as Feminist Practice in Art, Writing, and Criticism, Cambridge, The MIT Press, 2022, p. 8.)

[10] Ginette Michaud, op. cit., p. 11.

[11] Maggie Nelson dans Lauren Bastide, « Episode 62 — Maggie Nelson », La Poudre, Nouvelles Écoutes, [balado diffusion], 26 décembre 2019, 1 h 5 min.

[12] « Payer tribut », comme calque de l’expression anglaise « to pay tribute », est une erreur de traduction. Il s’agirait plutôt de mentionner l’expression d’une admiration.

[13] Jacques Derrida, L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature et du romantisme allemand, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétiques », 1978, p. 63.

[14] Ginette Michaud, op. cit., p. 30.

[15] Jacque Derrida, La pharmacie de Platon (éd. augmentée), Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 265.

[16] Ginette Michaud, op. cit., p. 51-52.

[17] Alexandra Bolduc, « Cioran et l’écriture du fragment », mémoire de maitrise, département de langue et littérature française, Université McGill, 1999, p. 14.

[18] Traduction libre : « Nous manquons de mots et nous en avons trop. Ceci soulève deux problèmes du langage. Les mots sont trop crus. Et les mots sont aussi trop chargés — invitant à une hyperactivité de la conscience qui, non seulement est dysfonctionnelle, en termes de capacités humaines à ressentir et agir, mais qui étouffe activement l’esprit et surcharge les sens. » Susan Sontag, « The Aesthetics of Silence », Styles of Radical Will, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1969, p. 23.

[19] Traduction libre : « Le langage est vécu non seulement comme un partage de quelque chose, mais comme quelque chose de corrompu et alourdi par l’histoire. » Susan Sontag, Ibid., p. 15.

[20] Traduction libre : « Le silence reste, inéluctablement, une forme de parole (souvent de plainte ou d’accusation) et un élément de dialogue. » (Susan Sontag, op. cit., p. 11.)

[21] Traduction libre : « Une personne qui se tait devient obscur pour les autres ; le silence de l’autre ouvre un éventail de possibilités d’interprétation, afin de lui imputer une parole. » (Ibid., p. 16.)

[22] Un cyanomètre est une charte en carton où figurent cinquante-trois nuances de bleu correspondant à des degrés de bleu.

[23] C’est également ce que remarque Lynne Beckenstein dans « Listening to colors : a set of propositions on pain as feminist aesthetic », Women & Performance : a journal of feminist theory, vol. 27, n3, 2017, p. 283-300.

[24] Jacques Derrida, op. cit., p. 257.