Incursion littéraire dans le flux

Incursion littéraire dans le flux

La pause, dans sa fonction première d’acte de déconnexion, peut être envisagée comme une pratique quotidienne, rythmant et ponctuant nos activités journalières, qu’elles soient physiques ou intellectuelles. Il est possible de l’étudier comme une philosophie réflexive où l’esprit s’auto-pose afin que la pensée ait la capacité de se déployer, comme le précise Vincent Citot[1]. Bien qu’elle soit perçue comme inutile, la pause peut aussi être envisagée comme une pratique sociale : en s’appropriant le flux, elle permet de partager, de se rencontrer.

Dans cette étude, je m’intéresserai à une pratique littéraire de la pause en me focalisant sur l’acte de lecture. Intriguée par la diversité des œuvres qui en font un sujet à part entière, mais également par l’idée énoncée par Marielle Macé de « faire une pause pour lire[2] », je souhaite discuter de la continuité entre pause, pratique esthétique et activité quotidienne, et plus précisément, de la manière dont celle-ci se place dans une pratique quotidienne numérique. En effet, nous sommes nombreux·ses à « vivre » en ligne et faire acte de pause dans une approche de déconnexion, totale ou ponctuelle, équivaudrait à se séparer de sa propre vie numérique. C’est cet entremêlement initial qui sera le moteur de ma réflexion. J’entendrai ici numérique dans un sens très large : j’aborderai rapidement les supports de lecture, et plus précisément, la couche de données qui se superpose à nos vies et qui nous environne, cet espace de convergence structurant les relations entre les objets composant notre vie que je suggère, à la suite de Marcello Vitali-Rosati[3], de considérer comme notre époque historique, comme notre milieu de vie.

Le corpus de « littérature numérique » qui sera mobilisé est par nature profondément protéiforme : la majorité des œuvres qui le composent s’inscrivent au sein d’outils et d’interfaces qui ne leur sont pas destinés dans un temps premier[4]. À cet effet, je laisserai ici de côté la liseuse, qui est un objet très particulier dont l’usage spécifique m’éloignerait de la généralité des supports qui m’intéresse dans cette étude[5]; je m’attarderai donc sur l’ordinateur et le téléphone intelligent qui serviront d’exemples applicables à d’autres supports, de la tablette à l’environnement de travail en réalité virtuelle. La diversité des formes, des jeux vidéo littéraires aux vidéopoèmes en passant par des publications sur les réseaux sociaux ou par des automatisations et des publications longues et formatées, empêche une étude monolithique[6]. Pour autant, les œuvres étudiées ici me permettront de mettre en lumière comment l’inscription dans des espaces généralement dédiés à d’autres usages permet à l’œuvre d’exister dans et autour des activités non littéraires – non créatrices au sens large – et d’y ouvrir des parenthèses.

Pour cela, je débuterai par une brève définition de ce « numérique » tentaculaire et bien loin des rêves cyberpunk[7], pour arriver rapidement à l’inscription des œuvres littéraires au sein de ces espaces, ce qui représentera le cœur de mon propos. Mon souhait est de progresser ici par étapes en rapprochant dans un premier temps des supports identiques, puis des plateformes semblables avant de réduire le champ à des pages et API (interfaces de programmation) similaires. Cette visualisation par mise en relation et imbrication me permettra enfin d’aborder les mécaniques d’immersion alors mises en place et les co-présences dans les espaces numériques.

1. Littérature numérique « au milieu de »

1.1 Diversité des supports et des usages

Au quotidien, de nombreux supports et outils numériques peuvent être mobilisés : de l’ordinateur de bureau au téléphone intelligent en passant par la montre connectée, ils nous assistent, nous divertissent. En effet, nous sommes – en tant qu’humain·e·s du XXIe siècle – entouré·e·s de ces objets « numériques ». L’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) dénombrait en 2021, en France, 90 % de la population générale ayant un téléphone intelligent[8], tandis que Statistique Canada en dénombrait 84,4 % au Canada en 2020[9]. Nous les utilisons autant pour travailler que pour nous divertir, pour communiquer avec nos proches, que pour sauvegarder nos souvenirs. Nous sommes hyperconnecté·e·s, au sens fort que donne Enrico Agostini-Marchese[10] :

Désolidarisée de la position fixe de l’ordinateur du bureau, la connexion devenue hyper est non seulement intégrée à l’espace urbain et à ses structures, mais se fait désormais par l’intermédiaire des dispositifs mobiles que nous avons avec – et sur – nous à tout moment et à tout endroit.

Dans cet esprit, nous pouvons considérer que nous sommes en permanence à portée de nos outils connectés, donc des textes qui y fleurissent. Dans cette conception de notre pratique générale et habituelle du numérique, nous pouvons envisager le quotidien matériel et notre quotidien numérique comme deux couches superposées en tout temps, couvrant tant les actions et l’espace que le temps, avec des points d’ancrage – des balises fixes – où elles se touchent, se confondent pour former une co-présence totale.

Si les usages sont variés, les gestes qui nous permettent d’interagir avec le support lui-même – par contact avec un écran tactile ou un controller comme une souris, un clavier ou une manette – sont en nombre limité. Comme l’explique Anthony Masure dans Design et humanités numériques[11] lorsqu’il décrit les limitations de programmation quant aux gestes possiblement convocables, les fabricants limitent et surveillent les gestes en usage dans les différentes applications. Cette restriction construit des bibliothèques de gestes, et aide à répertorier les manières d’interagir et de comprendre quels sont les usages en circulation.

Les interfaces, ces affichages permettant d’inscrire les gestes nécessaires auxdites actions, sont nombreuses, mais présentent des constantes, permettant aux individus d’apprendre, mais aussi de développer ces ensembles de gestes[12] :

[…] la reprise d’interfaces habituelles, par la mimétique des pratiques quotidiennes, vient offrir cette présupposition d’utilisation, immergeant le·a lecteur·rice au sein du récit […] tout en permettant une transposition des habitudes et affects déjà ancrés vers l’univers fictionnel et ses protagonistes; l’interface, ou son évocation, fait les « premiers pas du lecteur » et renforce, de fait, le sense of wonder par un sense of reading déjà connu et habituel constitué de gestes de lecture usuels.[13]

Peu d’entre nous ont appris à écrire un message texte pour une œuvre de fiction. Pour autant, l’absence d’apprentissage pratique n’empêche pas cette compétence d’être mobilisée dans des contextes variés. Ainsi, les claviers tactiles et les champs de saisies sont immédiatement reconnaissables, de même que les utilisateur·rice·s sauront identifier un hyperlien « cliquable ». D’ailleurs, les codes de chacune de ces interfaces peuvent se transmettre à une autre : le hashtag (#), ou mot-clic, né sur Twitter[14] est signifiant dans cette co-création du code et la co-gestion organique idéalisée de l’espace numérique [15]. Il touche par ailleurs un grand nombre d’applications de réseau social (Instagram, Facebook), de classement de notes (Notes, One Note, Evernote) et de données (Zotero, Wordpress). La manipulation et le détournement de ces interfaces permettent de créer des enclaves ou des détournements dans le fonctionnement initialement prévu de ces espaces, créant des respirations, des pauses.

1.2 Définition de la pause

Si notre quotidien est rythmé par une superposition de tâches, d’activités et d’actions conscientes, il est également conformé par les usages de ces outils et de ces interfaces : nous y travaillons, nous y communiquons et nous nous y divertissons[16]. Ces interfaces s’entremêlent dans le continuum de chacun de nos gestes, que nous en soyons pleinement conscient·e·s (où l’utilisateur·rice se concentre sur une ou des interfaces spécifiques et choisies), ou non, demeurant à « portée de bras » autant qu’à « portée d’esprit ». Ces outils et interfaces nous sont d’ailleurs si proches et si familiers qu’il apparait essentiel de considérer le numérique dans la gestion des pauses prises.

Si nous entendons la pause comme un temps de respiration, un arrêt de l’activité productive pour un temps consacré à la non-production, elle devient un élément incontournable du quotidien. En effet, qu’il s’agisse de son « inutilité », de sa non-productivité, et même de sa place dans la société, nous avons l’habitude de la considérer comme un temps fini, entre deux activités plus valorisées. Pour autant, la continuité même de la pause dans nos activités est un des intérêts majeurs de cette dernière : c’est parce que les fragments de textes littéraires se trouvent entremêlés dans le flux de nos données et de nos interfaces, et dans cette continuité d’usage, qu’ils ouvrent une parenthèse. C’est d’ailleurs cette obligation, au sens où la lecture n’est pas totalement choisie, mais proposée par son apparition au sein de l’activité autre, qui permet cette lecture. Sans interruption dans nos tâches, sans l’inclusion quasi « forcée » de textes littéraires, fussent-ils fragmentaires, la pause volontaire dans le but de débuter une activité spécifique – ici, la lecture – s’impose par sa superposition plutôt qu’elle ne se choisit. Se faisant, elle se fait nécessaire.

Ici, le numérique, par son inclusion dans presque toutes nos activités, apporte à chacun·e une porosité toujours plus importante entre travail et pause. Par exemple, les messageries servent d’outil de productivité : elles envoient de l’information, elles participent aux échanges avec les collègues, elles permettent de communiquer avec les proches et, in fine, elles servent à la lecture lors de pauses. D’ailleurs, le marché de l’édition s’interroge sur la manière d’attirer le·a lecteur·rice en dehors de ses activités usuelles, dans le but de le ou la convaincre de faire une pause pour se consacrer à une expérience esthétique. Mais nous pourrions, par le rassemblement au sein de mêmes supports de lecture et de mêmes interfaces, déplacer la question sur cette nécessité, plutôt que de laisser la littérature venir au·à la lecteur·rice. La co-présence permanente va permettre ici de concevoir le détournement et le piratage d’attention[17] à l’œuvre, où celui-ci, loin de simplement ajouter une énième couche au bruit ambiant, propose par l’incursion de lectures littéraires un autre espace cognitif.

1.3 Espace à fortes contraintes

Chaque mode d’inscription, chaque technique vient avec ses contraintes : qu’il s’agisse de la gravure sur pierre ou des presses d’imprimeries, chacune a apporté son lot d’innovations tout en rendant obsolètes des procédés antérieurs, comme le décrivent Cavallo et Chartier[18]. Il en va de même avec les interfaces numériques : le nombre de caractères, la mise en forme, la diffusion et l’ajout de médias autres que du texte brut vont dépendre des plateformes et de leurs possibilités techniques, ce qui est une illustration concrète des théories de l’éditorialisation énoncées par Marcello Vitali-Rosati[19], éditorialisation qui formate les contenus, mais qui permet également la compréhension et le détournement des règles d’usage édictées par les éditeurs de plateformes et d’interfaces. Si l’auteur·rice travaille son texte pour qu’il puisse circuler selon les lois particulières d’un espace numérique, iel en acquiert une maitrise intime qui permet par la suite de jouer avec les limites de ces lois. La possibilité de les tordre par l’ajout ou par la modification du code[20], soit stylistique, avec du CSS, ou plus mécanique, avec de la programmation à boucles, va façonner les propositions autant que la maitrise desdits codes[21].

Ces langages de programmation ne sont cependant pas la face la plus visible ou la plus présente de l’imaginaire du numérique, au contraire des codes sociaux et des grammaires propres à chaque espace qui façonnent bien plus les textes qu’il est possible de publier par leurs impératifs techniques ou d’usage. Nous ne dirons pas une chose de la même façon sur Twitter que sur un blogue, par exemple. Le décalage qui peut se créer en croisant messages, formes et interfaces pour concevoir des œuvres à la jonction de ceux-ci permet une hybridité qui met en lumière ces codes acquis dans des usages généralement non littéraires, devenus presque invisibles par leur familiarité, comme le théorise Yves Citton :

les gestes sont parfois ce qui, du plus profond de moi, échappe à mon contrôle pour dévoiler ce que j’aurais préféré cacher. […] Nouvel exemple d’affolement des boussoles en présence de la réalité paradoxale du geste : il me révèle le mieux lorsqu’il m’échappe le plus[22].

C’est également ce que développe Emmanuel Souchier[23] lorsqu’il évoque des codes qui ne peuvent être remarqués que par leur décalage dans l’usage littéraire.

2. Invasion du quotidien

2.1 De la littérature au milieu des autres applications

Sur nos supports de lecture, les logiciels, les applications de littérature ainsi que les œuvres sont mêlées à toutes les autres catégories logicielles : il est impossible pour la machine de faire le tri. Et à moins que l’utilisateur·rice ne les trie manuellement dans des dossiers, ils seront accessibles dans les mêmes menus ou écrans d’accueil, la navigation les juxtaposant naturellement en suivant les règles d’affichage et de disposition propres à chaque plateforme. Cette distinction entre applications, œuvres littéraires et autres n’est le plus souvent visible que depuis les magasins d’applications des plateformes applicatives, guidant l’utilisateur·rice dans ses choix par un système de classement par catégories plus ou moins fines. Leur installation, quant à elle, se fera indifféremment de toute autre application sur le support de lecture.

2.2 Jusque dans le centre des notifications

Présents sur les téléphones intelligents depuis leur création et, plus récemment, sur les ordinateurs et les consoles de jeux, des espaces permettent d’afficher et de gérer les notifications au sein de l’interface-machine. Ces courts messages indiquent un changement ou une nouveauté dans les applications et s’affichent sous forme de fenêtres coulissantes en haut de l’écran ou sur l’écran verrouillé. Elles offrent la possibilité à l’utilisateur·rice de savoir qu’iel a reçu un nouveau courriel ou que sa commande est en route, que sa réunion est imminente ou que son train aura du retard. Ces notifications font appel à des API qui sont généralement fournies au sein des espaces de programmation propres aux plateformes, ce qui leur permet d’être reprises par de nombreuses applications de lecture qui, par détournement de leur usage principal, en font une utilisation intradiégétique ou extradiégétique qui vient se mêler, là encore, aux informations courantes et non littéraires telles qu’un nouveau courriel, un événement sur son calendrier, un message, etc.

Si nombre de ces applications de lecture ou œuvres applicatives s’en servent simplement pour signaler leur présence et le temps de non-ouverture au·à la lecteur·rice, certaines mettent en place des systèmes de syndication ou d’abonnement permettant de suivre des publications épisodiques. Webtoon[24], par exemple, permet à l’utilisateur·rice-lecteur·rice d’être averti·e de la disponibilité d’un nouvel épisode dès sa publication par une notification dédiée. D’autres, plus adaptées à des modes de lectures sur téléphones intelligents ou, plus largement, aux environnements applicatifs plutôt qu’aux fureteurs, utilisent les notifications comme mécaniques narratives[25]. Ces notifications font alors partie intégrante de l’expérience de lecture, comme les notifictions, des fictions reposant sur des interfaces et des mécaniques de messageries. Les notifications sont alors logiquement au cœur de la proposition formelle. Elles signalent la réception de nouveaux messages et la disponibilité de nouveaux fragments du texte. Elles font entrer les protagonistes en dialogue, en conversation avec les lecteur·rices, les rappelant régulièrement et laissant la conversation s’essouffler ou leurs activités diégétiques les retenir. Le rythme entier de l’œuvre se construit alors autour des interruptions et des temps d’attente, poussant le·a lecteur·rice à s’impliquer dès la réception de la notification pour connaitre la suite attendue. Ainsi, dans 7 Days! de Buff Studio (2018)[26], on suit une jeune fille qui se réveille dans une dimension parallèle où un maitre du jeu la guide à travers diverses épreuves par messages. L’interface mimétique d’une messagerie classique permet d’éviter un « tutoriel » ou une longue prise en main et offre de mettre immédiatement en contact l’avatar du·de la lecteur·rice avec les autres protagonistes. L’histoire progresse à travers ces conversations qui, comme les conversations usuelles, s’interrompent quand les personnages sont occupés à d’autres choses ou n’ont plus d’autres informations pour le moment. Les notifications signalant la disponibilité de la suite, de nouvelles informations ou de nouveaux développements dans l’intrigue miment à leur tour les notifications d’une messagerie, indiquant le nom de l’expéditeur·rice, sa photo si iel en a une et les premiers mots du message. Ainsi, l’attente des vibrations ou des sons signalant un nouveau contenu est entremêlée : attente de nouvelles de nos proches et attente d’informations provenant des personnages de la lecture en cours.

3. Parenthèse dans l’interface

Si les applications littéraires sont au même rang dans la navigation-machine que les applications non littéraires, un phénomène similaire à celui des notifications se produit parfois au sein des applications. Dans une application ayant une fonction propre – communication, réseau social, productivité diverse – et reposant sur du texte, des propositions littéraires peuvent fleurir au fil des fragments, au sein de l’interface, voisinant le contenu « prévu » lors de la création de l’objet. Un exemple frappant est Twitter, dont le service et l’application n’ont pas été initialement créés et pensés pour une utilisation littéraire, mais dont les détournements de règles ont ensuite permis l’émergence de ce qui est rapidement devenu la twittérature, une réappropriation d’usage de la plateforme de microblogging qui est intervenue peu après sa création, même si le terme « twittérature » n’est formellement utilisé qu’à partir de 2009[27]. L’exemple de Twitter est marquant en ce sens que le réseau social autorise des pauses de lecture informatives autant que la publication de courts messages d’humeur, une parenthèse parfaite dont les créateur·rice·s se sont emparé·e·s pour en tordre les codes et usages afin d’en proposer une pause littéraire.

3.1 Mimétique d’interfaces usuelles

Ces fictions applicatives nécessitent, pour fonctionner, pour pouvoir être parcourues par le lectorat, que ce dernier comprenne suffisamment les codes de l’œuvre pour accéder à ses différentes composantes. Pour cela, ces applications peuvent faire appel à des codes déjà connus et à des gestes appartenant également au dictionnaire de l’individu en question. La culture numérique, par sa pratique répandue, par la multiplicité des outils et des supports ainsi que par son profond enracinement dans les usages des outils et des supports numériques, favorise une rapide propagation et évolution des pratiques. L’usage des notifications comme l’utilisation d’une interface tactile et son lot de gestes associés se démocratisent toujours plus. Il est crédible d’envisager que la navigation par défilement vertical dans un contenu linéaire suivi, popularisée par Internet, ou le geste de « tourner une page » commun sur les liseuses et tablettes sera intuitivement utilisé, sans autre réflexion qu’une attention sur son contenu. De la même manière, le swipe, soit le glisser latéral du doigt sur écran tactile à valeur de validation binaire en français, popularisé par Tinder, est devenu une mécanique commune de choix et de navigation au sein de fictions interactives. Par exemple, dans Reigns, développé par Nerial et édité par Devolver Digital (2019), c’est par cette simple mécanique que le·a lecteur·rice pourra circuler à travers le texte et faire les choix nécessaires pour gouverner son royaume. Ces mimétiques et ces transpositions ne s’arrêtent toutefois pas à un aspect logiciel-machine et touchent toutes les strates du numérique.

3.2 Incorporations dans des CMS connus

Qu’il s’agisse de publications personnelles, à visées professionnelles ou commerciales, l’usage de CMS ou systèmes de gestion de contenu a permis à un grand nombre de personnes d’apprendre à produire et mettre en ligne des informations basées sur du texte. Or, la présence du texte nous mène à la question de la place de la littérature dans ces CMS : s’il est envisageable de relayer du texte informatif, il est également possible de diffuser des textes littéraires. La large disponibilité d’outils comme Wordpress, SPIP, Wix ou Blogspot a permis de mettre en ligne gratuitement des sites sans toucher, ou presque, au code. Il n’est alors plus nécessaire de maitriser les langages de base du Web pour mettre en ligne du contenu. Ainsi, l’essor des blogues a permis à de nombreux·ses auteur·rice·s de multiplier les espaces dédiés : ateliers ouverts, exposition de processus et publications exclusives y ont pris place. Ces CMS proposent de relier entre eux des sites et des blogues, permettant la création de communautés. L’usage de liens, de tags et d’autres systèmes d’étiquettes permet la navigation hypertextuelle et la popularisation de ces formes. Plusieurs plateformes ont par la suite pu reprendre ces codes pour ouvrir à leur tour des espaces consacrés à la littérature, qu’il s’agisse de Wattpad ou Wattpad Tap pour les fictions interactives, ou de Webtoon ou Webtoon Factory pour la bande dessinée – et plus précisément de bandes défilées.

La popularité grandissante de ces plateformes ainsi que le volume général d’utilisateur·rice·s a, à son tour, favorisé l’émergence d’espaces de socialisation permettant l’inclusion de systèmes d’abonnements ou des possibilités de commentaires, de notations. Ces espaces ont également offert la possibilité aux utilisateur·rice·s de créer des flux RSS regroupant toutes les publications dans l’ordre de leurs parutions, permettant ainsi à des textes littéraires de côtoyer les guides divers et les récits plus personnels. Le parcours de lecture n’est alors plus purement informatif, la création littéraire mobilise ces outils pour y créer des lieux adaptés à sa diffusion.

4. Bouleversement du flux

4.1 Incursion sur les murs et fils d’actualités

La démocratisation des réseaux sociaux et leur expansion rapide ont mené un grand nombre de personnes à y créer des comptes et des profils. Les auteur·rice·s s’y sont installé·e·s pour partager des textes, souvent courts en raison des contraintes de ces plateformes. De la littérature des profils à la twittérature[28] en passant par l’instapoésie[29], les propositions formelles de ces plateformes tant dans l’usage de médias divers que dans le caractère éphémère de certaines publications ont été rapidement détournées pour des fins créatives plutôt que pour l’autopromotion.

Ces publications reposant principalement sur du texte et étant difficilement authentifiables, il a rapidement été possible de croiser presque indifféremment auteur·rice·s issu·e·s de l’édition traditionnelle, (ro)bots utilisant les textes littéraires, et, plus récemment, l’intelligence artificielle comme matière première à de nouvelles créations, donnant la possibilité à chacun·e de lire et de s’abonner à ces publications. Grâce à la disponibilité d’API, il est en effet devenu possible de programmer des robots, ces fameux bots publiant à intervalles réguliers toutes sortes de contenus soit prérédigés, soit générés par le programme.

Chaque utilisateur·rice inscrit·e sur ces plateformes dispose d’un profil ou plusieurs dans le cas d’inscriptions multiples, pour publier et partager ce qu’iel veut et d’un mur ou fil d’actualité présentant les publications des comptes auxquels iel est abonné·e. Parmi eux, les comptes publiant des textes littéraires sont mélangés à tous les autres, indiscernables pour la machine : les publications artistiques et littéraires infusent le flux personnel et chacune ouvre alors un espace en creux, une brève interruption où la lecture n’est plus une lecture d’information, mais une lecture de divertissement[30] dans le défilement continu des données.

4.2 Jusque dans les interfaces de messagerie et clavardage

Ces réseaux sociaux s’accompagnent d’espaces d’échanges directs qui prennent la forme de messageries privées, et pour Facebook, d’une application à part entière consacrée à ces discussions, seul·e ou en groupe : Messenger. Les interfaces sont alors très proches des interfaces de discussion par texto ou clavardage. La programmation de correspondant·e·s virtuel·le·s a permis d’y inscrire des propositions littéraires : si les échanges sont faits avec un programme nourri de citations de Victor Hugo (ou de tout autre auteur·rice) et conversant, ou répondant uniquement avec des extraits de ses textes, l’appartenance au corpus littéraire saute aux yeux – ainsi que le détournement –, à l’image du compte @VictorHugoBot[31]. Il ne s’agit cependant pas de l’unique forme existante : des textes entièrement créés pour ces échanges ont vu le jour. Ils sont alors conçus pour répondre et interagir avec le·a lecteur·rice au rythme de ses échanges épistolaires. Leur proximité dans l’usage de la langue et dans leur adresse aux utilisateur·rice·s vient mêler plus étroitement encore la notification de ces nouveaux messages à celles liées aux proches avec l’utilisation de texte conversationnel. Par exemple, le bot Robert[32] brouille les lignes : il propose au·à la lecteur·rice de lui confier ses problèmes afin de lui remonter le moral, puis il se rebelle, son but réel étant de questionner les rapports humains-robots.

5. Co-présence et co-habitation

Toutes ces imbrications mènent forcément à s’interroger sur la pause : quels espaces de la vie numérique (ou de la vie tout court) ne sont pas littéraires ? Où commence et où s’arrête la pause ?

5.1 Numérique comme espace de vie

Les activités numériques, déjà variées, que j’ai abordées ne représentent qu’une infime partie des possibles et des habitudes déjà répandues. Celles-ci ne permettent pas forcément un tour d’horizon plus complet tant elles sont diverses et imbriquées dans les usages et le quotidien des utilisateur·rice·s. En cette qualité, chacun·e partage sa vie entre réalité physique et numérique, et ce, dans une forme de continuum : il n’y a pas d’une part les activités de l’une de ces réalités, et de l’autre, un ensemble d’usages programmatiques, mais plutôt un tout permettant à chacun·e de mener à bien ses tâches quotidiennes. Or, cette cohabitation permet une ouverture à une double forme de littérature. Comme Yves Citton le décrit, le numérique, par la fragmentation de l’attention qu’il engendre en multipliant les lieux d’informations et les courtes réactions nécessaires, ouvre la porte à une infinité de courtes déconcentrations : autant d’interstices où la littérature peut venir se nicher[33].

5.2 Lieu public

Le numérique est un lieu public parce qu’un lieu de vie partagé mondialement. Même si nous habitons des bulles reliées à nos proches, il existe toutes sortes de portes de sortie et de moyens d’aller explorer plus loin que la première sélection que les algorithmes d’intérêts nous présentent. Il est possible de considérer l’incursion de textes littéraires dans le numérique comme un déplacement de sens par rapport à ce que proposent ces algorithmes. Si les œuvres présentes sur les plateformes de publications ou les réseaux sociaux sont incluses dans les suggestions des algorithmes d’intérêts, elles s’inscrivent pleinement dans ces plateformes, et par ce fait, sont soumises aux mêmes règles que les autres contenus. L’utilisation de ces algorithmes dans la diffusion d’une œuvre participe donc de l’expérience, mais également de l’infiltration littéraire de la lecture sur ces plateformes. La confrontation avec le texte et la trace d’autres humaine·e·s ouvre des co-écritures, des réponses et des textes interactifs. La co-création de littératures des réseaux, dans sa proposition sociale de participation à des sondages, des partages ou des réponses à certains fragments, par exemple, participe d’une prise de recul par rapport à une consommation plus classique, plus attendue de ces espaces. Par cette co-création, le parcours de lecture s’interrompt pour participer à une œuvre, qu’elle soit collective ou non, humaine ou non, et plus seulement pour une pratique d’entre-soi ou une simple prise d’informations. Cette pause dans le défilement peut constituer un espace de création fort comme avec #dérive[34], qui est devenue une œuvre twittéraire regroupant des centaines de personnes sur trois continents, ou rester dans l’intimité d’un échange épistolaire avec un bot littéraire ne nous répondant que par des citations de sa·on auteur·rice de référence.

La publication de textes est, comme dans toute dynamique de publication, l’affichage d’un possible littéraire. Sauf que ces textes sont accessibles à tous·tes quasi immédiatement. Ce partage a mené à bien des dérives, mais les streams de lectures orales ou de partage d’histoires d’horreur, notamment, sur les plateformes de diffusion de vidéos de jeu en direct, permettent la constitution de communautés littéraires rassemblées autour d’imaginaires communs. La littérature orale reprend alors corps dans des espaces-temps « volés » et détournés de la consommation de visuels vidéoludiques. Le bruit de fond s’interrompt un moment pour charrier un texte lu ou une histoire collectée.

5.3 Temporalité commune

Le sentiment d’instantanéité d’Internet et par extension du numérique a toujours été présenté comme un leurre, plus un argument commercial qu’une réalité effective. Or, la connexion simultanée devient possible. La synchronicité et l’asynchronicité – comme défini par Janet Murray dans Hamlet on the Holodeck[35] – deviennent des mécaniques narratives : les personnages continuent leurs quêtes que le·a lecteur·rice soit disponible ou non. Les publications littéraires sur les réseaux paraissent que l’on soit connecté·e ou non, avec le risque d’être enterré sous des publications plus récentes.

5.4 Espace d’inscription des activités quotidiennes

Cette littérature des interstices devient en quelque sorte une littérature qui vient se superposer dans le quotidien du·de la lecteur·rice : c’est le texte qui parcourt le chemin jusqu’à l’imaginaire et non plus l’inverse. La figure du museur , celui qui se perd et explore sans but, sans transformer l’espace parcouru en téléotopie, figure décrite par Bertrand Gervais dans Figures, lectures[36] prend alors toute son épaisseur : la dérive théorique, les errements et la lecture de divertissement viennent s’inscrire par-dessus l’usage usuel comme en compagne turbulente du quotidien et de l’activité numérique, compagne forçant l’interruption et donc la pause. La brièveté des formats et leur perpétuelle mise en compétition avec d’autres contenus disqualifie une immersion longue ou une lecture littéraire, mais n’empêche pas l’invasion d’espaces non littéraires à la création.

 

[1] Vincent Citot, « La condition philosophique (La réflexion, le préréflexif et la question du scepticisme) », Le Philosophoire, 2007/1, n° 28 [en ligne], p. 219-236. [Site consulté le 10 janvier 2023].

[2] Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, 2011.

[3] Marcello Vitali-Rosati, « Qu’est-ce que l’écriture numérique ? », Corela, HS 33, 2020, [en ligne]. [Site consulté le 10 janvier 2023].

[4] Emmanuel Souchier, « Regards sur le numérique », dans Emmanuel Souchier, Étienne Candel, Gustavo Gomez-Mejia (dir.), Le numérique comme écriture, Paris, Armand Colin, 2019, p. 21-191.

[5] Alexandra Saemmer, Rhétorique du texte numérique : Figures de la lecture, anticipations de pratiques, Villeurbanne, Presses de l’Enssib.

[6] Emmanuelle Lescouet, Marcello Vitali-Rosati, « Documenting Electronic Heterogenous Literature », ELO (congrès), 2022, 31 mai. [Site consulté le 10 janvier 2023].

[7] Yannick Rumpala, Cyberpunk’s not dead : laboratoire d’un futur entre technocapitalisme et posthumanité », Saint-Mammès, Le Bélial’, 2021.

[8] L’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques) affirme qu’en 2021, en France, 77 % des plus de 15 ans ont un téléphone intelligent – dont 94 % des 15-30 ans – et 95 % des français·e·s ont un téléphone mobile. https://www.insee.fr/fr/statistiques/6036909 [Site consulté le 10 janvier 2023].

[9] Statistique Canada indique qu’en 2020, au Canada, 84,4% possèdent un téléphone intelligent, dont 96,3% des 15-24 ans et 96,5% des 25-44 ans. https://www.statcan.gc.ca/fr/sujets-debut/economie_et_societe_numeriques/telecommunications [Site consulté le 10 janvier 2023].

[10] Enrico Agostini-Marchese, « L’agir en condition hyperconnectée », dans jake moore, Christelle Proulx (dir.), How to do cities with words, Montréal, Presses Universitaires de Montréal, 2020.

[11] Anthony Masure, Design et humanités numériques, Paris, B42, 2017, p. 60-61.

[12] Yves Citton, Gestes d’humanités : anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques, Paris, Armand Colin, 2012.

[13] Emmanuelle Lescouet, « Gestes de lecture numérique et lecture immersive de science-fiction », ReS Futuræ, 20, 2022.

[14] Dominique Cardon évoque cette première mention du hashtag par un inscrit sur le réseau Twitter. Dominique Cardon, Culture numérique, Paris, SciencePo Presses, 2019, p. 103.

[15] Emmanuelle Lescouet, « #dérive : lire Montréal », Flamme, 1, 2023 [à paraître].

[16] « La technique, l’informatique, dans sa production et ses usages, constitue ainsi un corps, et ce corps forme, dans sa réalité sociale, le numérique. ». Milad Doueihi,Qu’est-ce que le numérique ?, Paris, Presses universitaires de France, 2013, p. 16.

[17] Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser : pourquoi les études littéraires ?, Paris, Édition Amsterdam, 2007.

[18] Roger Chartier, Guglielmo Cavallo, Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, Éditions du Seuil, 2001.

[19] Marcello Vitali-Rosati, « Qu’est-ce que l’éditorialisation ? », Sens Public, 2016. Marcello Vitali-Rosati, On Editorialization: Structuring Space and Authority in the Digital Space, Amsterdam, Institute of Network Cultures, 2018.

[20] Alexander R. Galloway, « The Computer as a Mode of Mediation » [introduction], dans The Interface Effect, Cambridge, Malden, Polity, p. 1-24.

[21] Éric Delamotte, « Approche de la trans-littéracie informationnelle et réflexions sur la notion de compétence info-communicationnelle », Les compétences médiatiques des gens ordinaires, Recherches en Communication, n° 33, p. 17-34.

[22] Yves Citton, op. cit., p. 42.

[23] Emmanuël Souchier, Yves Jeanneret, Joëlle Le Marec, Lire, écrire, récrire : signes et pratiques des médias informatisés, Paris, Bibliothèque publique d’information : Centre Pompidou, 2003.

[24] Webtoon est une plateforme multilingue de publication et de lecture de bandes défilées créée en 2004 : https://www.webtoons.com/en.

[25] Emmanuelle Lescouet, op. cit.

[26] Je développe ce propos dans Emmanuelle Lescouet, « Texto et clavardage : L’épistolaire numérique », Échange(s), 2022, 16 mars. [Site consulté le 10 janvier 2023].

[27] Annie Côté, « Twittérature et genres », Québec Français, n° 173, 2014, p. 74-75.

[28] Stéphane Bataillon, Vous avez dit Twittérature ? La littérature sur Twitter : un état des lieux [en ligne], 2011. [Site consulté le 10 janvier 2023].

[29] Amélie Lemieux, Georgina Barton, David Lewkowich, Boyd White, Marie-Claude Gauthier, Frankie Beauchamp, « Instapoésie : de l’espace de partage littéraire virtuel à la production de textes poétiques en classe du secondaire », Revue de recherches en littératie multimodale, 16, 2022, 1-20.

[30] Bertrand Gervais, Logiques de l’imaginaire : Figures, lectures, Montréal, Le Quartanier, 2007.

[31] https://www.twitter.com/VictorHugobot.

[32] Robert est un chatbot conversationnel créé par Serge Bouchardon, Adrien Agnel, Théo Bastoul, Marine Carpe, Amaury Fouquet-Lapar, Ninon Lize-Masclef, Estelle Rose, Adrien Soler, Samuel Thomazeau. Il est disponible sur Facebook Messenger (https://www.facebook.com/chatbotrobert).

[33] Yves Citton, op. cit.

[34]Emmanuelle Lescouet, « #dérive : lire Montréal », Flamme, 1, 2022.

[35] Janet H. Murray, Hamlet on the Holodeck: The Future of Narrative in Cyberspace, Cambridge, MIT Press, 1997.

[36] Bertrand Gervais, Logiques de l’imaginaire : Figures, lectures, Montréal, Le Quartanier, 2007.