Le sens de l'interruption : les modulations de l'enjambement chez Serge Gainsbourg
Le sens de l'interruption :
les modulations de l'enjambement chez Serge Gainsbourg
Des pratiques artistiques auxquelles Serge Gainsbourg s’est prêté – la peinture, l’écriture en prose, la réalisation filmique, etc. –, la chanson est sans doute celle qu’il a le plus influencée, Christian Le Vraux allant jusqu’à affirmer de l’artiste, en 1969, qu’il « rénove la chanson poétique[1] ». Au-delà du succès enviable que Gainsbourg a connu par le truchement d’interprètes populaires (France Gall, Juliette Gréco, Brigitte Bardot, Jane Birkin, Vanessa Paradis, etc.), ses expérimentations formelles constituent une dimension essentielle de sa contribution à la chanson : tout au long de sa carrière, il fait appel à divers motifs et figures de style pour ornementer ses compositions, dont l’épellation (« Elaeudanla Téïtéïa »), l’antanaclase (« Personne »), l’assonance (« Sensuelle et sans suite ») et l’allitération (« Est-ce est-ce si bon »).
Un trait distinctif de l’œuvre musicolittéraire gainsbourgienne réside dans la mise à profit des ruptures discursives, des « coupes », par le biais de l’enjambement, un procédé rythmique rattaché à la poésie versifiée et observable chez plusieurs poètes lus par Gainsbourg; Poe, Baudelaire, Apollinaire et Prévert, entre autres. Suivant la pensée de Meschonnic, qui voit le rythme comme « l’organisation des marques par lesquelles les signifiants, linguistiques et extralinguistiques […] produisent une sémantique spécifique[2] », je souhaite examiner comment Gainsbourg se sert de l’enjambement pour singulariser l’esthétique de certaines chansons enregistrées[3] dont il est l’auteur. Je m’intéresserai dans un premier temps à l’usage ludique des « ruptures de rythme[4] » dans les interprétations de « L’appareil à sous » (1962) par Brigitte Bardot, « Comment te dire adieu ? » (1968) par Françoise Hardy et « Variations sur le même t’aime » (1990) par Vanessa Paradis, où le signifiant et le signifié composent un jeu de parallèles judicieusement adapté au format commercial des pièces. Puis, je me pencherai sur l’album L’Homme à tête de chou (1976) de Gainsbourg, au sein duquel l’enjambement, par la tension qui le relie à d’autres aspects de l’œuvre, participe à la construction d’une œuvre hybride dont le narrateur « [m]oitié légume moitié mec[5] » constitue la clé de voûte.
Il convient de s’entendre sur une certaine conception de l’enjambement et de la coupe, deux notions poétiques centrales à la mécanique des œuvres à l’étude. La coupe peut être rapprochée d’une pause, tant du point de vue oral qu’écrit : en prosodie, la coupe sert entre autres à marquer la césure ou la fin d’un vers. Dans son ouvrage Le vers et les formes poétiques dans la poésie française, Jean-Louis Backès soutient que la coupe « correspond à une articulation du sens. On se tait quand on a tout dit. On fait une coupe, quand on a fini une phrase. On peut marquer par une coupe les grandes articulations de la phrase[6]. » Je retiens cette définition, soit celle d’une pause dans l’énonciation qui permet, d’une part d’organiser la structure des vers et, d’autre part, d’« articuler le sens » du discours, par exemple en séparant les phrases. La notion d’enjambement, quant à elle, est un peu plus abstraite : pour Backès, elle ne procède pas tellement d’un fait métrique, mais d’une impression que « le diseur a envie de ne pas ménager de coupe à la fin d’un vers[7] ». Chez Gainsbourg, l’emploi de l’enjambement suggère parfois que le « diseur » souhaite préserver la continuité syntaxique, mais dans plusieurs cas, le jeu du texte repose sur l’insertion d’une pause à l’endroit propice. Parce que de tels usages de l’enjambement s’arriment à une rupture syntaxique (orale), la définition doit être moins stricte. À la suite du New Princeton Encyclopedia of Poetry and Poetics de T.V.F. Brogan et Alex Preminger, je conçois plutôt l’enjambement comme une non-coïncidence du mètre et de la syntaxe[8] – le mètre désignant, pour Benoît de Cornulier, « la régularité sensible du rythme[9] » qui uniformise les vers de tel poème, de telle chanson. Cornulier décrit d’ailleurs habilement l’impression de rupture produite par cette non-coïncidence : « Par la notion d’enjambement, on met le doigt sur l’entrevers ou la césure, mais c’est à un vers ou à un sous-vers qu’on a mal[10]. »
L’usage ludique de l’enjambement
Le dispositif ludique qui traverse la première chanson à l’étude exploite précisément l’enjambement pour son effet de coupure. La décennie 1960 voit Gainsbourg, qui a déjà une certaine réputation dans la sphère de la chanson d’auteur (la « rive gauche » parisienne), fournir toujours plus de pièces à des interprètes grand public et séduire l’industrie de la chanson populaire. Jean-Daniel Beauvallet constate qu’à l’époque, dans la production gainsbourgienne, « les mots et leur rythme claquant […] sont déjà ailleurs, évadés de la rive gauche et des années 1950. Écriture sabordée, réduite brillamment à des mots clés, des jeux espiègles et des figures de style[11] ». « L’appareil à sous » de Brigitte Bardot, une composition que Gainsbourg a lui aussi enregistrée et fait paraitre sur son neuvième disque extended play[12], exemplifie ce virage à merveille.
La concision de la pièce et sa musique à la mode twist – Sébastien Merlet et al. parlent d’un « très bref rock […] truffé de jeux de mots[13] » – laissent poindre une intention de divertissement, dont le texte témoigne également par sa double isotopie aux accents comiques. Dans « L’appareil à sous », l’enjambement crée et articule deux réseaux thématiques se faisant écho, soit le jeu dans son acception courante de loisir et le jeu de la séduction. Une coupe rompt l’enchainement syntaxique de sorte à faire entendre un syntagme pouvant être relié à la première isotopie; puis, la syllabe suivante vient compléter la phrase, qui évoque alors la seconde isotopie sans neutraliser la première ipso facto. Je donne quelques exemples du passage entre les thèmes du jeu-loisir et du jeu de la séduction : « Tu n’es qu’un appareil à sou- / Pirs / Un appareil à sou- / Rires »; « Je n’aime pas / Cet opéra de quatre sou- / Pirs »; « On ne gagne que des gros sou / Pirs / À vouloir tant assouvir »; « J’y perdrai le sommeil et le sou / Rire[14] ». Arrimées à un « tu » indicateur d’un rapport intersubjectif, les montagnes russes relationnelles sont principalement symbolisées par le couple « sourire – soupir », deux réactions contrastées que peut aussi provoquer le jeu-loisir, qu’il soit jeu de hasard (l’appareil à sous) ou dramaturgique[15]. Cet usage de l’enjambement n’est pas sans rappeler les remarques de François Rigolot sur la motivation analogique en poésie, qui compromettrait peu ou prou la réalisation d’un effet proprement poétique en capitalisant à l’excès sur le potentiel d’association entre les signes :
la motivation analogique apparait comme l’ennemie déclarée de la conscience poétique. Ennemie séduisante, il est vrai, mais qui tend à « emballer » le discours en le leurrant sur sa finalité, comme si la frénésie verbale était un but en soi, comme si les pistes du sens devaient être systématiquement brouillées […]. L’écriture en folie se limite et se condamne à une mise en abyme répétitive, épuisante et sans échappatoire; elle est [de] l’ordre de la tautologie[16].
De la même manière, l’esthétique littéraire de « L’appareil à sous » se base sur un jeu de renvois replié sur lui-même, une structure sémantique close où un thème dénote l’autre (au second degré) et vice-versa. Les coupes finales génèrent une superposition temporaire des réseaux de « l’appareil à sous » et de « l’appareil à sourires-soupirs », puis la complétion du syntagme rattache analogiquement les deux réseaux signifiants à un signifié commun : une fluctuation vertigineuse d’émotions. Aussi tautologique que soit cet enchevêtrement, il s’harmonise tout à fait avec l’esthétique d’une chanson produite, sinon pour danser, du moins pour égayer.
« Comment te dire adieu » de Françoise Hardy est traversée par un usage ludique de l’enjambement d’esprit semblable, mais dont le principe diffère. Basée sur une chanson anglophone d’Arnold Goland et de Jack Gold, la version d’Hardy a été, d’après Merlet et al., « un succès majeur du début de l’année 1969[17] », ce à quoi ont probablement contribué les contorsions du texte effectuées par Gainsbourg dans sa traduction. L’auteur y emploie des coupes finales qui, en disloquant les mots, font émerger un ensemble de rimes assonantes en « ex [eks] » : « Sous aucun prétex- / Te je ne veux / Avoir de réflex- / E malheureux / Il faut que tu m’ex- / Pliques un peu mieux / Comment te dire adieu[18] ». Un tel dispositif stylistique, où la rime, inusitée et omniprésente, ne peut manquer de frapper l’auditeur, m’incite à creuser la question de son lien avec l’enjambement. Broman et Preminger soutiennent à ce sujet que la rime peut avoir une incidence sur l’impression de fracture procédant du rejet de la syntaxe au vers suivant :
the closure of the metrical pattern at line-end implies a stop (pause), no matter how infinitesimal, while the obvious incompletion of the syntactic period says, go on. The one scissors the other. These conflicting signals, in heightening readerly tension, also thereby heighten awareness, so that in fact one is made more aware of the word at line-end than its predecessors: rhyme itself, by enhancing closure, will diminish this effect, while absence of rhyme […] increases it–toward the same end[19].
Si l’enjambement attire bien l’attention sur le mot concluant la ligne, dans la pièce de Françoise Hardy, le lieu déconcertant où débute le rejet amène pratiquement un vers sur deux à se conclure par un mot qui, à première vue, parait scindé, inachevé. Dans pareil cas, la rime atténue-t-elle le signal d’incomplétude engendré par l’interruption syntaxique-sémantique ? Elle y parvient, mais en grande partie parce que ladite rime consiste en un terme autonome qui contrebalance la rupture sémantique, à savoir le lexème « ex », un diminutif familier pour « ex-partenaire ». Se superposent ainsi l’effet de suspens produit par l’enjambement et l’effet conclusif que produisent ensemble la rime et le substantif auquel elle correspond[20]. La forte tension qui en résulte ne semble pas tenir du pur hasard, dans la mesure où la rime en « ex » est employée une fois comme préfixe du terme « ex-amour », lorsque Hardy dit qu’un « ex- / Amour n’a pas de chance, ou si peu[21] », invitant à entendre a posteriori l’écho de cet emploi dans les autres occurrences de la rime.
Bref, la figure de l’enjambement crée un double réseau signifiant qui se donne à lire comme une même isotopie du deuil amoureux. La position des rejets au sein du premier réseau signifiant (c’est-à-dire le texte pris sans ses ruptures) permet à Gainsbourg d’obtenir des rimes en « ex » qui, par leur potentielle valeur substantive, évoquent une relation amoureuse défunte et se rapportent ainsi au premier réseau. Je signale également que la seule autre rime de l’œuvre est le phonème « eu [ø] », qui forme aussi un terme autonome, le pronom « eux », dont on peut s’imaginer qu’il renvoie à la relation passée – désormais étrangère, d’où la troisième personne – de l’énonciatrice. Le second réseau dessine ainsi une sorte de dialogue à une voix, parallèle à celui de l’énonciatrice avec son amant passé, où les rimes en « ex » marquent un moment de tension et les rimes en « eux », complétant les propositions syntagmatiques amorcées au vers précédent, un moment de relâchement. En jouant de rythme, Gainsbourg crée ici encore un labyrinthe verbal étourdissant, qui s’accorde au ton lancinant de la pièce et à sa mélodie vocale envoûtante.
Dans « Variations sur le même thème » de Vanessa Paradis, à l’inverse des cas précédents, l’enjambement n’est pas utilisé pour son effet de rupture. Parue environ un an avant le décès de son auteur, la chanson de Paradis consiste, comme son titre l’annonce, en un inventaire d’angoisses et d’incertitudes liées à l’amour, sur une musique que Gilles Verlant et Loïc Picaud qualifient de « patchwork mêlant guitare acoustique, percussions synthétiques, nappes de claviers et chœurs évanescents[22] ». Ici, la coupe ne disloque pas les lexèmes en vue de faire ressortir un second réseau signifiant contenu par le texte non fragmenté, mais elle joue plutôt de cette impression décrite par Backès que l’énonciateur « a envie de ne pas ménager de coupe à la fin d’un vers[23] » :
« Variations sur le même / Toujours le même thème / I love you, oui je t’aime / Contre ça, “don't know what to do / Of course I love you / C’est le même problème […] / On pourrait en faire des variations à l’infini / De jour de nuit / On se pose les mêmes questions / De quoi en perdre la raison / Entre l’amour et la haine / Je te hais, je t’aime[24] ».
Cette manière de segmenter les vers laisse une moindre impression de fracture que pour les configurations rencontrées plus haut, dans la mesure où chaque vers forme un groupe de mots plus ou moins autonome. D’un point de vue syntagmatique, chaque nouveau vers semble plutôt se connecter avec le précédent, rallongeant une chaine syntaxique dont les limites se font toujours plus floues. Cette structure en développement voit en outre certains de ses matériaux réapparaitre après un temps sous une forme similaire – par exemple, les vers « Contre ça don't know what to do » (v. 4) et « No I don't know who[25] » (v. 21), ou la reprise du terme « variations » dans trois contextes différents. De ces paramètres découle une sorte de syntaxe sans fin qui parait ne jamais se conclure par la coupe, chaque vers laissant présager un autre enjambement à l’auditeur. Une relation d’analogie appert entre la circularité formelle du texte, ses leitmotivs, et le contenu thématique de la chanson, qui porte sur les variations d’un même état de déséquilibre entrainé par la relation amoureuse[26]. Avec ce texte destiné à Paradis, Gainsbourg livre un autre type de casse-tête tautologique, ludique, où la forme illustre le propos et où le cœur du propos – le retour du même propre à l’amour – se manifeste dans la matérialité du langage, appuyée par un fondu sonore[27] qui force la pièce à se terminer; sans lequel elle pourrait, semble-t-il, se poursuivre « à l’infini ». Plus largement, l’album Variations sur le même t’aime consolide cette esthétique du sans fin : il regroupe en effet onze chansons écrites par Gainsbourg dans lesquelles l’enjambement occupe un rôle comparable et qui tournent « autour du “thème” des amours naissantes et finissantes, de la jalousie et de la possession[28] ». Même la version matérielle de l’œuvre[29], un disque microsillon où le titre apparait sous la forme d’une boucle centripète tournant sur elle-même au gré de la rotation du disque, contribue à la cohérence esthétique de l’album.
L’usage conceptuel de l’enjambement
Ce n’est pas la première fois, cependant, que Gainsbourg donne un rôle significatif à l’enjambement au sein d’un album entier. Dans L’Homme à tête de chou, dont Jeremy Allen croit qu’il est « his most extraordinary and audacious lyrical creation, a concept album with a defined plot and a story as evocative as the darkest fairy tale[30] », l’usage de la figure passe du ludique au conceptuel : l’enjambement y opère dans son apport à une hybridité[31] multiple renvoyant à l’idée, au concept à partir duquel l’œuvre a été élaborée. L’Homme à tête de chou (1970) est d’abord une statue de bronze créée par la sculptrice française Claude Lalanne à l’effigie d’un homme adulte nu ayant un chou en guise de tête. Lorsqu’il l’aperçoit chez le galeriste Paul Facchetti quelques années plus tard, Gainsbourg se procure l’œuvre avant de demander à sa créatrice d’en donner le titre au nouvel album auquel il travaille – ce qu’elle accepte. La pochette du disque arbore une photographie de la statue de Lalanne, siégeant dans la cour du chanteur, rue de Verneuil, et mentionne les renseignements suivants : « Sculpture de Claude Lalanne / Appartenant à Serge Gainsbourg / Photographiée par Serge Gainsbourg ». Il s’ensuit que L’Homme à tête de chou (Gainsbourg) trouve son concept directeur dans une sorte d’« amplification » hypertextuelle[32] de la statue lalanienne, c’est-à-dire, dans les mots de Gérard Genette, une « extension thématique » et une « expansion stylistique ». L’album opère une amplification de l’œuvre première en lui ajoutant des éléments signifiants supplémentaires; plus précisément, il donne à la statue une voix et une histoire qu’il met en scène à l’aide du média « chanson ». Les douze enregistrements de L’Homme à tête de chou sont ainsi consacrés au témoignage d’un narrateur autodiégétique, « l’homme à tête de chou », qui raconte les évènements l’ayant mené à tuer une coiffeuse nommée Marilou. Dans chaque pièce, le narrateur donne plus de détails sur cette relation à l’issue macabre : sa rencontre avec la « shampooineuse[33] », les débuts de leur fréquentation, l’infidélité de Marilou avec « deux macaques / Du genre festival à Woodstock[34] », la jalousie du protagoniste, le meurtre de la jeune femme et, enfin, l’internement du narrateur.
Le discours est entièrement porté par la voix de Gainsbourg, mais l’entité qui narre l’histoire – le meurtrier obsédé par sa victime – doit être comprise en tant que personnage de fiction. L’auteur n’a en effet jamais travaillé pour une « feuille de chou à scandales[35] » ni séjourné dans « une blanche clinique neuropsychiatrique[36] ». Cela n’empêche pas le journaliste Pierre Siankowski d’observer que l’album « [fixe] l’apogée d’un dandy tout en annonçant la naissance d’un vieux dégueulasse[37] ». La remarque est un peu simpliste, mais elle exprime bien le fait que l’esthétique hétérogène de l’œuvre, idéale pour donner vie à une figure d’hybride[38], reflète plusieurs dualités propres à la posture gainsbourgienne[39]. Profondément composite, L’Homme à tête de chou entremêle les niveaux de langue, combine des références au canon artistique occidental et à la culture mass-médiatique, et, surtout, enveloppe sa sombre histoire dans une prosodie « d’une telle sophistication […] que l’on ne peut pas mettre en mélodie[40] », à en croire Gainsbourg lui-même. Entre autres prouesses élocutoires, le narrateur accomplit, dans un style plus parlé (voire scandé) que chanté, plusieurs enjambements tenant de l’acrobatie prosodique : « Hey doc, Qui ? Moi ? Paranoïaque ? / Demandez donc un peu au vioque / Qui est portier de nuit au Rox- / Y Hotel si j’débloque[41] »; « Chez Max coiffeur pour hommes / Où un jour, j’entrais comme / Par hasard me faire raser la couenne / Et rafraîchir les douilles[42] »; « Pupilles absentes iris absinthe baby doll / Écoute ses idoles : Jimi Hendrix, Elvis / Presley, T-Rex, Alice / Cooper, Lou Reed, Les Rol- / Ling Stones, elle en est folle[43] ».
Dans cet opus, l’enjambement est à envisager, si je puis dire, comme artifice esthétique. J’entends par là qu’il devrait être envisagé comme un trait stylistique faisant contraste avec une variété d’autres traits. Il nourrit ce faisant le principe esthétique de L'homme à la tête de chou, son hybridité, elle-même fondée sur la sculpture à laquelle l’album se greffe. Si le procédé rythmique s’agence bien avec les aspects plus oniriques du récit, notamment la physionomie hybride du protagoniste et les images surréalistes qu’il dépeint « le petit lapin de Playboy ronge mon crâne végétal[44] », elle détonne avec les éléments de L’Homme à tête de chou qui façonnent sa dimension « vraisemblable », c’est-à-dire l’histoire entre le narrateur et Marilou.
L’enjambement me semble contraster en particulier avec les aspects narratifs traditionnellement associés au genre transmédiatique du thriller psychologique. D’après Martin Rubin, les œuvres concernées par cette étiquette prennent pour objets les « psychological motivations and emotional relationships of characters affected by a crime[45] », une variante courante de ce socle thématique consistant à mettre en scène la « demented perspective of a guilt-racked murderer[46] » – comme le fait l’album de Gainsbourg. À cette correspondance générique, j’ajouterais la parenté de Marilou, amante et victime du narrateur, avec le personnage type de la femme fatale[47] ainsi qu’une intrigue non linéaire, qui se déplie à coups d’indices et favorise l’effet de suspens. Si Rubin fait valoir que, dans ce sous-genre, « the characters and the effects of the events upon them are the most important elements[48] », force est de constater que le recours fréquent à l’enjambement par le narrateur de L’Homme à tête de chou apporte à son discours un aspect affecté, voire hermétique. Le résultat traduit moins la folie du personnage qu’il ne fragilise la vraisemblance et, par suite, l’efficacité du récit criminel : d’une part, dans les pièces non chantées, le procédé se conjugue étrangement à l’interprétation réaliste de Gainsbourg, qui tente d’incarner par sa voix la lucidité chancelante du narrateur, un « [j]ournaliste à scandales[49] » dont rien, sauf ses compétences montrées, n’explique le bagage poétique. D’autre part, l’auditeur risque de perdre le fil du discours narratif (déjà ambigu) devant la tortuosité de certains enjambements; par exemple, la tournure alambiquée du constat de l’infidélité de Marilou par le narrateur, un évènement crucial du récit : « J’avance dans le black / Out et mon Kodak / Impressionne sur les plaques / Sensibles de mon cerveau une vision de claque[50] ». En fin de compte, même si la réunion de l’enjambement et des traits génériques du thriller psychologique ne se fait pas sans friction, la force de ce mélange réside dans sa correspondance esthétique avec l’œuvre plastique qui sous-tend l’album – à sculpture d’hybride, récit hybride.
Deux stratégies esthétiques ont donc été mises au jour dans ce trop bref examen stylistique consacré aux modulations de l’enjambement chez Gainsbourg : la première, l’usage ludique, fait appel à l’enjambement pour développer une structure sémantique concentrique, dont l’auditeur peut s’amuser à retracer les entrelacs analogiques. Quant à la seconde, l’usage conceptuel, ses effets sont plus subtils étant donné qu’elle dépend de paramètres spécifiques à son contexte d’inscription, en l’occurrence l’album L’Homme à tête de chou. Lorsque l’on dégage l’idée motrice de l’œuvre, soit l’amplification hypertextuelle d’une sculpture d’hybride, il devient apparent que le procédé rythmique contribue, en qualité d’artifice esthétique, à alimenter son hybridité baroque. Je ne peux m’empêcher, en terminant, d'évoquer la répartie sulfureuse et les déclarations polémiques du chanteur, qui ont eu tendance à éclipser sa créativité artistique pendant la décennie 1980 : j’espère avoir montré que Gainsbourg avait, à tout le moins dans ses chansons, le sens de l’interruption.
[1] Christian Le Vraux, « Tranches de Gainsbourg », Sud-Ouest, 1969, p. 4.
[2] Henri Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982, p. 216-217.
[3] J’entends par « chanson enregistrée », d’après une définition de Serge Lacasse qui convient à l’ensemble des œuvres étudiées dans cet article, un « ensemble de performances vocales et instrumentales (paramètres performanciels) exécutant un texte, des lignes mélodiques, des rythmes, des accords, etc. (paramètres abstraits), le tout médiatisé́ par les techniques d’enregistrement (paramètres technologiques). » (Serge Lacasse, « Stratégies narratives dans “Stan” d’Eminem. Le rôle de la voix et de la technologie dans l’articulation du récit phonographique », Protée, vol. 34, no 2-3, 2006, p. 13)
[4] Sébastien Merlet (dir.) et al., Le Gainsbook. En studio avec Serge Gainsbourg, Paris, Seghers, 2019, p. 290.
[5] Serge Gainsbourg, « L’homme à tête de chou [1976] », dans Yves-Ferdinand Bouvier et Serge Vincendet (éds.), L’intégrale et cætera, Paris, Bartillat, [2005] (2020), p. 540-541.
[6] Jean-Louis Backès, Le vers et les formes poétiques dans la poésie française, Paris, Hachette, 1997, p. 31.
[7] Ibid., p. 92.
[8] T. V. F. Brogan et Alex Preminger, The New Princeton encyclopedia of poetry and poetics, Princeton, Princeton University Press, 1993, p. 359-360.
[9] Benoît de Cornulier, « Si le mètre m’était compté. Sur la notion fallacieuse de mesure du vers », dans L. de Saussure, A. Borillo et M. Vuillaume (dir.), Grammaire, lexique, référence. Regards sur le sens. Mélanges offerts à Georges Kleiber pour ses quarante ans de carrière, Bern, Peter Lang, p. 375.
[10] Id., Petit dictionnaire de métrique, Nantes, Département de Lettres modernes Licorne & Reboudin, 1999, p. 35.
[11] Jean-Daniel Beauvallet, « L’échappée », Les Inrockuptibles, no 1317, 2021, p. 28-31.
[12] Ce terme anglais, généralement abrégé par le sigle « EP », désigne les parutions musicales qui comprennent plus de deux titres, mais qui sont trop courtes pour être qualifiées d’album.
[13] Sébastien Merlet (dir.) et al., op. cit., p. 112.
[14] Serge Gainsbourg, « L’appareil à sous [1963] », dans Yves-Ferdinand Bouvier et Serge Vincendet (éds.), L’intégrale et cætera, Paris, Bartillat, [2005] 2020, p. 148-149.
[15] Je pense ici à la référence, dans le vers « Cet opéra de quatre sou – pirs », à L’Opéra de quat'sous (1928), la célèbre comédie musicale de Bertolt Brecht et Kurt Weill.
[16] François Rigolot, « Le poétique et l’analogique », dans Tzvetan Todorov et Gérard Genette (dir.), Sémantique de la poésie, Paris, Seuil, 1979, p. 172
[17] Sébastien Merlet (dir.) et al., op. cit., p. 231.
[18] Serge Gainsbourg, « Comment te dire adieu [1968] », dans Yves-Ferdinand Bouvier et Serge Vincendet (éd.), L’intégrale et cætera Paris, Bartillat, [2005] (2020), p. 362-363.
[19] T. V. F. Brogan et Alex Preminger, op. cit., p. 359-360. Je traduis : « la fermeture du motif métrique en fin de ligne implique un arrêt (pause), aussi infime soit-il, alors que l’incomplétude évidente de la période syntaxique dit “continuez”. L’un cisèle l’autre. Ces signaux contradictoires, en augmentant la tension lectorale, accentuent aussi par là même la vigilance, de sorte qu’en fait on est rendu plus conscient du mot en fin de ligne que de ses prédécesseurs : la rime elle-même, en renforçant la complétude, diminuera cet effet, tandis que l’absence de rime […] l’augmentera – vers la même fin. »
[20] C’était d’ailleurs le cas dans L’appareil à sous : l’enjambement y génère des rimes en « sou [su] » qui correspondent au terme « sou » (pour « pièce de monnaie ») et produisent de fait l’isotopie du jeu-loisir.
[21] Serge Gainsbourg, « Comment te dire adieu [1968] », op. cit., p. 362-363.
[22] Le second réseau va au-delà des seules rimes en « ex » : l’enjambement génère ainsi, par dislocation du syntagme « Mais pour moi une ex- / Plication vaudrait mieux », le syntagme « Mais pour moi une ex », qui évoque le statut d’« ex (partenaire) » de l’énonciatrice elle-même.
[23] Loïc Picaud et Gilles Verlant, L’intégrale Gainsbourg, Paris, Points, 2011, p. 664.
[24] Jean-Louis Backès, op. cit., p. 31.
[25] Serge Gainsbourg, « Variations sur le même t’aime [1990] », dans Yves-Ferdinand Bouvier et Serge Vincendet (éd.), L’intégrale et cætera, Paris, Bartillat, [2005] 2020, p. 923-924.
[26] Le thème des hauts et des bas relationnels, de toute évidence cher à Gainsbourg, est aussi central dans le texte de L’appareil à sous.
[27] Lacasse insiste sur l’importance de prendre en considération, dans un contexte d’analyse, la tendance croissante de la chanson enregistrée à tirer profit des « nouvelles possibilités offertes par le média (techniques de prise de son; effets d’écho et de réverbération; enregistrement multipiste; etc.), et ce, à des fins résolument expressives » (Serge Lacasse, op. cit., p. 12).
[28] Loïc Picaud et Gilles Verlant, op. cit., p. 659.
[29] Serge Gainsbourg, « Variations sur le même t’aime [1990] », op. cit., p. 923-924.
[30] Jeremy Allen, Relax baby be cool. The artistry and audacity of Serge Gainsbourg, 2021, p. 203. Je traduis : « [sa plus] extraordinaire et audacieuse création lyrique, un album concept avec une intrigue définie et une histoire aussi évocatrice que le plus sombre des contes de fées ».
[31] Ma conception de l’hybridité est à rapprocher de celle, commodément large, de Dominique Budor et de Walter Geerts, qui envisagent l’hybride comme une « combinaison féconde d’éléments différents » (Dominique Budor et Walter Geerts, Le texte hybride, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2004, p. 12).
[32] Genette définit l’hypertextualité comme « toute relation unissant un texte B ([…] hypertexte) à un texte antérieur A ([…] hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire » (Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, [1982] 1992, p. 13).
[33] Serge Gainsbourg, « Chez Max coiffeur pour hommes [1976] », dans Yves-Ferdinand Bouvier et Serge Vincendet (éd.), L’intégrale et cætera,Paris, Bartillat, p. 542.
[34] Id., « Flash Forward [1976] », op. cit., dans Yves-Ferdinand Bouvier et Serge Vincendet (éd.), L’intégrale et cætera, Paris, Bartillat, p. 545-546
[35] Id., « L’homme à tête de chou [1976] », op. cit., p. 540-541.
[36] Id., « Lunatic Asylum [1976] », dans ibid., p. 555.
[37] Pierre Siankowski, « Pourquoi “L’Homme à tête de chou” est le dernier grand disque de Serge Gainsbourg », Les Inrockuptibles, no 1317, 2021 p. 44.
[38] Je parle ici du narrateur, l’homme à tête de chou, et de la sculpture dont il est inspiré.
[39] Jeremy Allen semble partager le même sentiment, affirmant que Gainsbourg a développé « an unlikely kinship with the brassican effigy » (op. cit., p. 203) et qu’avec l’album qu’elle a inspiré, « Serge tried on a character for size » (op. cit., p. 216).
[40] Serge Gainsbourg, Pensées, provocs et autres volutes, Gilles Verlant (éd.), Paris, Librairie générale française, 2007, p. 81.
[41] Id., « Flash Forward », op. cit., p. 545-546.
[42] Id., « Chez Max coiffeur pour hommes », op. cit., p. 542.
[43] Id., « Variations sur Marilou », op. cit., p. 550-552.
[44] Id., « Lunatic Asylum », op. cit., p. 555.
[45] Martin Rubin, « The Psychological Crime Thriller. Strangers on a Train (1951) », dans Thrillers, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 203. Je traduis : « [les] motivations psychologiques et les relations affectives de personnages concernés par un crime ».
[46] Ibid., p. 205. Je traduis : « [la] perspective démente d’un meurtrier préoccupé par la culpabilité ».
[47] Symbole d’érotisme et d’un destin tragique, Marilou, assassinée par le narrateur devenu fou de jalousie, présente un rôle thématique fort semblable à celui de la femme fatale telle que la conçoit David Crewe : « While she might lead the male protagonist to ruin, she follows him to her doom–death or imprisonment, generally–shortly thereafter. » (David Crewe, « Cherchez La Femme. The Evolution of the Femme Fatale », Screen Education, no 80, 2016, p. 18).
[48] Martin Rubin, op. cit., p. 204.
[49] Serge Gainsbourg, « L’Homme à tête de chou. Argumentaire publicitaire de l’album », dans Laurent Balandras (dir.), Les manuscrits de Serge Gainsbourg. Brouillons, dessins et inédits, Paris, Textuel, 2011 (1976), p. 256-257.
[50] Id., « Flash Forward », op. cit., p. 545-546.