Avant-propos
Avant-propos
Au cœur de nos vies au rythme effréné, les interruptions s’inscrivent le plus souvent comme des dissonances. Ralentir, s’arrêter, faire un pas de côté, c’est aller à contre-courant afin de mieux repartir, c’est préparer sa « relance » à soi. Alors que nous étions encore plongé.e.s en régime pandémique et que nous connaissions déjà trop bien la succession de confinements et de déconfinements, de pauses et de nouveaux départs, le colloque estudiantin de l’ADELFIES invitait, en mars 2022, à réfléchir à la pause en littérature.
La pause apparaît de manière variée, tant dans les œuvres littéraires que dans la démarche des écrivain.e.s. L’interruption de l’acte créatif peut être volontaire (une période de retraite, par exemple) ou subie (l’expérience de la maladie), souhaitée ou crainte. Les moments de halte, voire de panne dans l’écriture, nourrissent autant de réflexions et de récits, comme le montrent les auteurs et autrices de ce numéro.
L’idée de pause est aussi mêlée à de nombreux phénomènes formels en littérature. Du côté de la narratologie, la « pause descriptive » telle que la définit Gérard Genette fait partie des catégories d’analyse développées pour modéliser les mouvements du temps narratif. Par ailleurs, en tant qu’elle s’intègre au rythme de la langue, la pause est associée à la ponctuation, comme c’est le cas pour les signes dits pausaux (le point, la virgule et le point-virgule) dont une des fonctions est de faciliter la lecture à voix haute. Mais l’intérêt de la pause pour comprendre les enjeux de la ponctuation ne se limite pas à ce rôle auxiliaire d’aide-lecture, car les arrêts, les interruptions et les silences contribuent à leur manière à la production de sens. La pause fait une place au silence et se faufile dans les textes les plus denses. Dans la langue, comme en musique, en peinture ou au cinéma, elle contribue à donner sa forme à l’ensemble, à structurer le discours et ses mouvements.
Les cinq contributions rassemblées ici abordent la pause dans la grande variété de ses apparitions. Initialement présentées à la quatorzième édition du colloque de l’ADELFIES, chacune de ses études s’attarde aux modalités de la pause en littérature, à comprendre ici en toutes ses acceptions : chanson, bande dessinée, récit, roman, littératures numériques.
Alexandre Larouche, dans son article « Le sens de l’interruption : les modulations de l’enjambement chez Serge Gainsbourg », aborde la pause formelle au sein de l’esthétique ludique du chanteur français. Plus qu’un jeu sur le texte, l’enjambement est aussi à usage conceptuel et parvient à produire un sens qui s’incarne dans quelques chansons et dans l’album L’homme à tête de chou. César Mailhot se penche quant à lui sur une curiosité de la ponctuation flaubertienne. Son article, « “; – ” : histoire éditoriale et stylistique d’un alliage de ponctème dans Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert », met au jour l’emploi d’une suite de signes incongrus qui, pour redondants qu’ils paraissent, signifient la rupture, voire la pause qui introduit un changement de perspective.
Du côté de la littérature contemporaine, Salomé Landry Orvoine interroge l’écriture du fragment chez l’écrivaine américaine Maggie Nelson. Bleuets, paru en 2009, révèle les richesses de la forme brève : au-delà de la possibilité de reprendre son souffle, de laisser affleurer le silence dans le texte ou d’interrompre la narration, il semble que le fragment offre une nouvelle conception du projet littéraire, que Salomé Landry Orvoine désigne comme un « autel à même le corps des pages ». Envisageant la pause comme un thème central de la bande dessinée Les deuxièmes de Zviane, Étienne Maillé s’intéresse aux liens entre texte et image et cherche à voir comment l’un conditionne l’autre. En se demandant si la pause est une étape nécessaire à la création artistique – les personnages de Les deuxièmes étant eux-mêmes musiciens –, Étienne Maillé expose les liens entre les représentations du temps qui, lorsqu’il devient élastique, est alors au service de la progression de l’histoire. De son côté, Emmanuelle Lescouët fait un pas de côté pour considérer les pratiques quotidiennes liées au flux numérique et à la littérature qui s’y glisse, cette « couche de données qui se superpose à nos vies et qui nous environne ». Elle explore les manières étonnantes dont les œuvres littéraires, intégrées aux appareils et aux applications numériques, offrent un temps de pause, une parenthèse dans le flux incessant.
L’équipe de Verbatim tient à souligner le soutien du Département des littératures de langue française, de traduction et de création, de l’Association des étudiant.e.s en littératures de langue française, en traduction et en création inscrit.e.s aux cycles supérieurs (ADELFIES), ainsi que de l’Association étudiante des cycles supérieurs de l’Université McGill (AÉCSUM), et à les en remercier chaleureusement. Ce numéro n’aurait pu exister, en outre, sans le travail du comité organisateur du colloque de mars 2022, dont nous n’avons que pris le relais, espérant, ce faisant, leur accorder un répit – une pause bien méritée.