Se transformer pour se retrouver : le rôle authentifiant du travestissement dans La Minotaure de Maël Maréchal
Se transformer pour se retrouver :
le rôle authentifiant du travestissement dans La Minotaure de Maël Maréchal
Dans son récit La Minotaure[1], Maël Maréchal fait de la littérature un espace malléable, propice à la réinvention. Le travestissement est au cœur de ce premier roman, où un·e narrateur·ice[2], particulièrement terrifié·e par l'idée de vivre, témoigne de son enfance à travers des notes pour essayer de comprendre la source de ses effrois. Il s’agit d’un faux dialogue avec une amie décédée prénommée Maude. L’œuvre inaugure le lancement de la collection « Queer » aux éditions Tryptique. Dirigée par Pierre-Luc Landry, celle-ci propose des œuvres « qui inventent une littérature impossible à ignorer et à classer, qui contestent les idées reçues, les impasses politiques et les identités fixes, des œuvres d’art aussi révolutionnaires que bienveillantes[3]. » Avec La Minotaure, Maréchal répond à cette vocation contestatrice en faisant du travestissement un thème principal, transgression nécessaire à la représentation de l’identité multiple de la protagoniste, mais aussi un outil d’écriture visant à faire éclater certaines conventions langagières et littéraires. Pourtant défini en tant que forme de déguisement, voire de dénaturation[4], le travestissement, autant thématique que stylistique, représente la seule façon pour la narratrice, voire pour toute personne ne trouvant pas sa place au sein d’un système binaire, d’exister de manière authentique.
D’emblée, le travestissement fait écho à la performativité du drag. Quand on pense au travestissement, souvent, on pense aux travesti·e·s, c’est-à-dire des hommes qui se déguisent en femmes, et des femmes qui se déguisent en hommes. Bien évidemment, le drag constitue un phénomène plus vaste et complexe que cela. Selon Luca Greco et Stéphanie Kunert, le terme drag « désigne ainsi couramment des pratiques d’incarnation genrées liées aux (sub)cultures lesbiennes, gaies, trans’ et queer[5] » Malgré la simplicité du rapprochement entre travestissement et déguisement vestimentaire, il y réside une forme de vérité historique. Dans son article sur les femmes artistes travesties, Liza Petiteau souligne que dès le XVIIe siècle, le travestissement renvoie à une forme de tromperie vestimentaire[6]. Les gens qui se travestissaient le faisaient généralement en enfilant les habits du sexe opposé. Chez les femmes, cela témoigne surtout d'un désir d'émancipation. En effet, Petiteau relève que par « l'appropriation d'un élément masculin des plus communs, [...] les femmes affirment leur désir de ne plus être confinées à l'espace exclusif du foyer familial, et réclament les mêmes droits sociaux que les hommes[7] ». Ainsi, dès ses prémices, le travestissement se dote d’un pouvoir transgressif qu’il utilise afin de déconstruire l’hétéronormativité de l’identité de genre et, par le fait même, de la discrimination inhérente au système binaire. Jérôme Carrié soutient que le système binaire « des catégories sexuées cloisonne et oppose, voire provoque un déterminisme sur le plan des représentations, des pratiques et des comportements sociaux[8] », ce qui mène à toutes sortes d’inégalités et d’actes violents dirigés envers les individus qui ne s’y identifient pas. La protagoniste, ainsi que l'autaire[9] de La Minotaure, fait partie de ces derniers. Elle évoque :
Je suis toujours triste lorsque les hommes ne voient en moi qu’une femme. Ils ne comprennent pas que mon genre est pluriel, que je puisse partager avec eux une tradition masculine sans être uniquement un homme. […] À mes yeux, cette double condition est ce qui me permet d’être complète et d’apparaître dans le réel. J’existe en ce monde dans la traversée des genres. […] Je ne peux pas choisir entre être un homme ou être une femme, car ce serait choisir entre une moitié de cœur et l’autre. J’ai besoin des deux pour vivre (LM, 126-127).
Le terme « traversée » reflète le travestissement au cœur de l’identité de la protagoniste qui, face à un système souhaitant à tout prix diviser les choses et les gens en deux catégories distinctes et statiques, se situe dans un entre-deux fluide, voire une forme de mélange, de cafouillis. Bref, le travestissement, par définition, renvoie à une forme de mensonge par le biais d’un déguisement, ce qui se révèle être une échappatoire pour les gens de la communauté queer[10]. La Minotaure présente la nécessité de travestir le système binaire, autant identitaire que langagier, pour l’affranchissement personnel de la protagoniste, ce qui passe par une déconstruction de ce même système. Sous la plume de Maréchal, le travestissement connaît une extrapolation sémantique visant à complexifier son rapport à la performativité du masculin et du féminin. Suggérant que les identités de genre sont beaucoup plus alambiquées, multiples et éclatées, le récit cherche à transgresser le système qui réduit celles-ci à une forme binaire.
La déconstruction du système binaire passe par une fragmentation qui se déploie chez Maréchal de manière symbolique et thématique, ainsi qu’en affectant l’écriture et la structure romanesque, qui se présente sous forme de fragments. Selon Alain Montandon, « [l]e fragment est défini comme le morceau d’une chose brisée, en éclats, et par extension le terme désigne une œuvre incomplète, morcelée[11] ». Chez Maréchal, cette chose que l’on brise est la conception du genre comme quelque chose de bi-dimensionnel, et ce, autant par rapport au fond qu’à la forme de l’œuvre. La fragmentation que propose l’autaire vient ouvrir d’autres possibilités représentatives. L’incomplétude se voit inversée; il ne s’agit pas de l’identité non-binaire qui est inachevée, mais c’est plutôt cette vision dichotomique du genre qui présente des lacunes, encloisonnant chaque individu au sein de catégories limitées et restrictives. Au sein du récit, l’objet du miroir agit comme le symbole par excellence de cette destruction régénératrice.
Omniprésent dans le roman, celui-ci représente une violence effectuée contre l’identité hétéroclite de la narratrice qui souhaite le faire éclater en morceaux. Il la brutalise en reflétant une réalité binaire dans laquelle elle n’existe pas : « L’expérience du miroir me traumatise. Mon reflet ne semble jamais être le bon. Entre lui et moi, il y a une incoïncidence, un accident de réel, un étouffement » (LM, 30). Cet extrait souligne la nature trompeuse et violente du reflet. Le mot « expérience » indique qu’au-delà de la sphère matérielle, le miroir s’inscrit dans la vie de la narratrice de manière sociale et universelle. Il représente ainsi une « fiction totalitaire », imposée par la société et ses normes (LM, 31). Le miroir renvoie à la protagoniste une image sociale, soit celle construite par la binarité du monde auquel elle appartient malgré elle ; une image fausse, incomplète. Elle exprime : « je tente de voir derrière mon reflet, mais je ne sais pas ce que je vois, je n’en cerne même pas les formes. J’existe, pourtant, je possède chaleur et organes, je projette maints amours et désirs, mais je n’apparais nulle part » (LM, 30). Les mots « formes », « chaleur » et « organes » suggèrent une matérialité indissociable à son existence qui est absente du reflet normatif. La protagoniste continue en évoquant :
Me voir dans les vitrines des magasins me fait craindre d’avoir enfilé les mauvais vêtements au matin. Je ne dois pas rester trop longtemps devant elles, sinon mes gestes deviennent désarticulés, mon corps se remplit d’arrêts sur image. (LM, 30. Je souligne.)
Le reflet rappelle l’impératif de performativité qui régit l’identité de genre, comme le soutient Judith Butler dans Trouble dans le genre (1990) :
Le genre, c’est la stylisation répétée des corps, une série d’actes répétés à l’intérieur d’un cadre régulateur des plus rigide, des actes qui se figent avec le temps de telle sorte qu’ils finissent par produire l’apparence de la substance, un genre naturel de l’être[12].
Butler effectue une distinction entre « performance » et « performativité », soutenant que la performance suppose un sujet préexistant, alors que la performativité réfute la notion même d’un sujet, faisant référence à « un processus de répétition et de citation de normes[13] ». Autrement dit, la performativité fait survenir le sujet. Le genre n’est donc pas une performance, selon la théoricienne, puisque les identités qu’il imite, soit le masculin et le féminin, n’existent pas préalablement. Ainsi, nous serions tous des travesti·e·s devant nos miroirs, en nous conformant à l’image sociale qui correspond à notre sexe biologique. Justement, selon Butler, les pratiques de drag ou de travestissement mettent en lumière le caractère artificiel et fabriqué du genre, révélant ainsi les normes et les cadres patriarcaux qui le régissent. Butler souligne le pouvoir qui réside dans la subversion interne d’un système qu’on cherche à déconstruire, c’est-à-dire, dans ce cas-ci, ce que Butler nomme la matrice hétérosexuelle[14]. Le travestissement, entre autres, permet de subvertir cette dernière en démontrant son caractère construit, artificiel et imitatif. De manière similaire, la performance à laquelle fait face la protagoniste, qui se dit être « atteinte de personnages multiples » (LM, 122), se manifeste à l’extérieur des catégories restreintes (c’est-à-dire homme ou femme) imposées par le miroir. Le travestissement qui la sauve se traduit donc par l’éclatement de ce dernier.
La brisure du miroir laisse place à une représentation de l’hybridité qui correspond à l’identité de la narratrice. Celle-ci l’exprime :
Pour des gens comme moi, Maude, des gens au genre double, qui se sentent en même temps beau et belle, émue et ému, qui sont dépassé·e·s par leur langue si sexiste, par leur double socialisation et de fille et de garçon, l’espace public est un écartèlement et un vide qui nous engouffre jusqu’à nos espoirs, nos familles, nos intimités. Il faudrait casser tous les miroirs. (LM, 31. Je souligne.)
L’affirmation de soi n’est possible qu’en faisant éclater les miroirs. Il y a un profond désir d’appartenir au réel, mais à sa propre réalité, c’est-à-dire celle qu’elle construirait de toutes pièces, celle d’une « simultanéité » (LM, 126). Lors d’une conversation autour de son roman, Maréchal exprime qu’iel détient une emprise sur le réel quand iel se décale de celui-ci[15]. Puisque le reflet qui cherche à la cloîtrer dans une binarité ne parviendra jamais à incarner l’hétérogénéité de son identité, la protagoniste doit trouver, voire se (dé)construire un autre reflet. Ce reflet fragmenté et pluriel est celui du personnage de la Minotaure.
Dans la mythologie, le Minotaure est un monstre à corps d’homme et à tête de taureau, prisonnier d’un labyrinthe. La bête incarne donc déjà une forme d’hybridité, qui engendre, dans l’œuvre de Maréchal, un rapport au travestissement, étant une créature ni tout à fait humaine, ni tout à fait animale. Elle oscille entre les deux, son existence n’est possible que par le biais d’une pluralité, d’un collage identitaire. La protagoniste trace ce lien d’emblée : « C’est moi, dans mon dénuement le plus extrême. Je suis une bête mythique et hybride née de la matière de deux mondes » (LM, 53). Maréchal se réapproprie cette figure monstrueuse pour en faire une image rédemptrice. La protagoniste décrit ainsi cette figure :
La Minotaure, c’est ce qui reste de moi lorsqu’il ne reste plus rien de moi, lorsque je perds tout, lorsque j’ai l’impression de mourir, lorsque je me trouve au bout de mon dénuement, de ma perdition, de mes hantises. C’est mon surgissement. Ma pulsion de vie. Ma doublure. […] C’est mon reflet hors des miroirs. La très belle échappée-bête. (LM, 53-54. Je souligne.)
La Minotaure lui permet de fuir une interprétation concrète ou stable de sa personne, tout comme elle lui permet d’échapper aux attentes des structures sociales. La créature ne cherche pas à dissimuler ou à fuir son hétérogénéité, au contraire elle l’enlace, l’accueille à bras ouverts, puisqu’elle en a besoin pour survivre, pour être. Comme l’indique Maréchal lors d’un entretien avec Pierre-Luc Landry, la Minotaure constitue une bête d’apaisement et de secours[16]. La nature plurielle de son identité devient permissive, vivante et généreuse. En outre, la réappropriation d’un personnage mythologique offre un sens nouveau au travestissement et à la transformation. Maréchal le relève iel-même, remarquant que désormais, la Minotaure n’est plus prisonnière du labyrinthe : elle bouge, vivant une autre vie que celle régie par la restriction[17].
La réécriture en général, particulièrement celle d’un mythe, constitue un outil fort pertinent pour critiquer et renouveler le sens original d’une histoire ou d’un personnage. Dans son mémoire sur la monstruosité et la mythologie sur deux œuvres de Nelly Arcan, Pascale Joubi l’énonce avec lucidité : « Réécrire un mythe créerait donc un espace où l’ancien donne naissance à un nouveau imprégné par un imaginaire formé parfois en dehors de la doxa et toujours en réponse à elle[18] ». La reconfiguration d’un personnage mythologique connu participe à la création de ce nouvel imaginaire du travestissement. La ré-imagination constitue un outil de construction identitaire multipliée et hétéroclite, plutôt qu’univoque et universelle. Le travestissement devient donc une réinvention, détenant « un pouvoir de décatégorisation et de recatégorisation[19] » sur les éléments qu’il s’approprie et transgresse. Ici, cet élément est l’image terrifiante de l’hybridité, pour en faire un symbole de rédemption identitaire. Maréchal reprend cette figure et la transforme, afin de représenter une identité de genre qui ne parvient pas à exister au sein d’un système binaire. La narratrice raconte : « Je me regarde dans le miroir. Je porte un crâne animal, peut-être celui d’un bovidé : il a deux cornes. […] Devant la glace, je m’exerce à faire des grimaces effrayantes en montrant les dents. » (LM, 26. Je souligne.) Le monstrueux devient une armure, voire une identité pour la protagoniste, qui se pratique à l’incarner ou à l’imiter. L’acte de s’exercer à grimacer devant son miroir rappelle la performativité du genre, présentée ici sous l’angle de l’hybridité d’une bête, probablement la Minotaure. Enfin, le fait de féminiser la créature renforce l’aspect innovateur de l’écriture de l’autaire. Cette réappropriation singulière met en lumière la malléabilité, non seulement des personnages et des images littéraires, mais également de l’écriture en soi.
Le travestissement s’inscrit au sein même de l’œuvre littéraire, puisque Maréchal propose une écriture matérielle et malléable. Au travers du récit, la protagoniste tente sans cesse de « contourner un langage qui [la] réduit au silence[20] ». Elle remarque : « Les mots ne suffisent pas, ma vie a besoin d’une autre forme. D’une langue-matière » (LM, 112. Je souligne). Dans son article « Écriture matière : a text that matters », Karinna Quinn développe le concept d’une écriture matière, qu’elle décrit entre autres comme « a call for all bodies to write themselves, as they find themselves, in this moment, now », et comme une écriture « that is queered and queering[21] ». Cette queerness[22], exprimée de plusieurs façons, est contenue dans son hybridité. Teresa de Lauretis soutient également cette idée d’un lien inextricable entre l’individu et le langage : « bodies [do not] exist apart from the discursive order, from language or representation[23] ». La référence à la représentation soulève une problématique plus large, soit celle des limitations représentatives des identités queer, qui ne correspondent pas au schéma univoque et dichotomique qu’impose la binarité inhérente à la langue française et à sa grammaire genrée. En somme, si l’on considère le langage comme étant malléable et non comme une entité immuable, on s’offre la possibilité de renverser les schèmes de pensée dichotomiques à travers l’écriture et de renouveler les possibilités créatrices de la littérature.
D’une part, l’écriture joue un rôle d’échappatoire pour la narratrice, étant un moyen pour elle de façonner une nouvelle réalité par les moyens de son imaginaire. L’écriture et la littérature lui permettent de travestir le caractère soi-disant universel et singulier du réel. Cette transgression propose donc une version éclatée, complexe de son appartenance au monde. L’écriture est dotée d’une qualité salvatrice. La narratrice dit à Maude : « Cette adresse à toi m’est nécessaire pour réussir à traverser des espaces et des temps violents sans me perdre, sans m’étioler » (LM, 67. Je souligne.) La référence à l’espace et au temps, dans cet extrait, suppose que l’écriture a une influence notable sur iels, agissant sur elleux de manière concrète. Cela dit, les mots lui font aussi violence : « Les mots finissent toujours par faillir au réel » (LM, 112). L’écriture elle-même doit donc se travestir, trouver une forme innovée et innovante qui puisse refléter sa réalité fragmentée.
Maréchal propose un renversement des conventions littéraires et langagières. En premier lieu, l’écriture de Maréchal cherche à repousser les limites de la binarité de la langue, en supposant que celle-ci représente un danger et une violence identitaires envers la communauté queer. S’inspirant de la féministe et théoricienne Monique Wittig, qui stipule, selon Butler, qu’il y a une « plasticity of the real to language », que le « language has a plastic action upon the real[24] », Maréchal travestit la langue en lui octroyant une qualité foncièrement matérielle, entre autres car c’est par l’entremise de la langue et de l’écriture que la narratrice parvient à habiter le réel, en consignant sa vie sous la forme d’un livre. Dans son œuvre Le chantier littéraire (2010), qui se veut une réflexion sur le travail de l’écrivain et des enjeux autour de la langue, Wittig relève : « Le langage projette des faisceaux de réalité sur le corps social. Il l’emboutit et le façonne violemment[25] ». La binarité de la langue serait le poison et son travestissement, le remède. Dans son travail, Wittig procède à une fragmentation de la langue, jusqu’à ce qu’il « éclate, ouvert à des mutations infinies, libérant une subjectivité non pas duelle mais plurielle[26] ». Cet ébranlement littéraire et créatif se déploie, chez Maréchal, par l’entremise de certaines techniques linguistiques de brouillage du genre, tel l’emploi du point médian, et de pronoms non-binaires, comme « illes » : « Illes sont dévasté·e·s par des siècles d’aliénation. […] Illes ont besoin d’aide. C’est mon rôle. Je suis la dévouée, je suis le fils, je suis la boxeuse, je suis l’inatteignable, la protégée des dieux » (LM, 19). Au-delà de l’utilisation d’un pronom non-binaire, cet extrait exemplifie bien la subjectivité plurielle de l’identité queer. La narratrice est un tableau de mots et d’images hétérogènes. De plus, cette citation déploie une stratégie d’alternance qui vient brouiller linguistiquement la division binaire entre les genres (la protagoniste est le fils, la boxeuse – un après l’autre, voire les deux en même temps). Tout comme Wittig, Maréchal nous rappelle que nous n’existons jamais à l’extérieur de la langue et qu’au contraire, nous y sommes circonscrit·e·s.
En second lieu, Maréchal travestit la structure romanesque traditionnelle temporelle du roman et transforme, de cette manière, l’art de raconter. Le roman ne suit aucune structure narrative linéaire ; plutôt, l’histoire se voit racontée en fragments, créant un chaos spatio-temporel. Notamment, la protagoniste revient à son enfance, où elle relate le début de son rapport à l’écriture. Elle se rappelle la violence de son père :
Une ostie de folle! Comme ta mère, tabarnak! Pourtant je me démène. Dans le garde-robe de ma chambre, sur l’étagère, je pose la dactylo de l’ostie de folle, j’allume une lampe de poche, ferme la porte, puis écris. Je lie des mots ensemble, nos mots, d’une folle à l’autre. C’est mon secret. J’écris. (LM, 46. Je souligne).
Dans cet extrait, elle évoque ce souvenir au présent, comme si elle était en train de le vivre, mais à d’autres moments, elle parle à l’imparfait de son passé, et même au futur comme le démontre la citation suivante : « Je perdrai toutes ces bêtes, Maude, au fil des années » (LM, 48. Je souligne). La numérotation aléatoire des pages participe également à cette ambiguïté, certaines pages étant numérotées alors que d’autres non, sans incitatif logique. En outre, le métadiscours récurrent du roman sur la littérature renforce le caractère non-linéaire de l’histoire. C’est ainsi que l’héroïne parvient à répondre à son besoin d’exister en dehors de la norme, autant au sens littéral que littéraire. La citation suivante exemplifie ce propos :
Parce qu’une des bêtes a dit les bons mots au bon moment […] qui ont balayé de leur simplicité et de leur innocence les éclats de verre et de miroir sur ma peau […]. J’aurai enfin appris à sortir de l’histoire. Je serai extradiégétique. Je serai écrivaine. (LM, 159. Je souligne).
De là toute l’habileté de l’autaire, qui réconcilie deux apparentes contradictions, soit celle d’échapper à l’histoire tout en étant celui ou celle qui l’écrit. Là réside aussi, à mon sens, toute la beauté des possibilités du travestissement qu’iel déploie. C’est inévitablement à travers la même matière qui nous opprime et nous restreint que nous pouvons créer un authentifiant sentiment d’appartenance, de liberté. Le mot « écrivaine » se travestit en soi, se dotant de plusieurs définitions ; au-delà de la définition propre au fait d’écrire des histoires, écrivaine signifie ici s’écrire, s’inventer, s’auto-définir (et se redéfinir) de manière continue. À cet égard, la narratrice définit son identité en rapport à la littérature : « C’est tissage de récits impossibles à défaire; leurs brins entrelacés constituent ma matière et me donnent forme en ce monde » (LM, 127). Elle est constituée d’histoires au-delà d’être un thème pilier de l’œuvre, puisqu’au cœur des réflexions troublées de la protagoniste, le travestissement se traduit aussi par une déconstruction du genre littéraire et de l’écriture narrative, qui permet de nouveaux espaces et de nouvelles manières de se raconter.
L’extrapolation sémantique du travestissement dont témoigne le roman met en lumière l’importance non seulement de la représentation, mais également de la reconfiguration de cette dernière. L’œuvre de Maréchal répond à la nécessité, selon Marie-Hélène Bourcier, de « repenser le travestissement[27] ».Leslie Feinberg, une militante transgenre, stipule que « it is our[28] entire spirit – the essence of who we are – that doesn’t conform to narrow gender stereotypes[29] », et que « the glue that cements these diverse communities together is the defense of the right of each individual to define themselves[30] ». Au-delà de constituer une performance ou encore une façon de modifier la façon dont on est perçu, le travestissement permet de se sculpter à son image, qu’importe soit-elle. Pour la narratrice de La Minotaure, le travestissement passe par une forme de collage d’éléments disparates. Elle exprime : « Je suis une photographie de Diane Arbus. Je suis le sang dans l’œil de Nan Goldin. Je suis la colonne vertébrale brisée de Frida Kahlo » (LM, 79). Les œuvres où les artistes qu’elle énumère font toutes écho au travail complexe et souffrant, voire violent, de l’autoreprésentation. Celle de la protagoniste s’effectue par l’entremise de l’écriture, qu’elle décrit comme une continuation de son corps, de son essence identitaire :
Je me regarde dans le grand miroir de la salle de bain de mon enfance. Une minuscule excroissance est fichée dans mon œil gauche, comme un bouton. J’essaie de la retirer. Il en sort des racines de gingembre et deux gousses d’ail. Puis, je crache deux stylos. (LM, 121)
Au-delà d’un lieu d’appartenance, l’écriture lui est un lieu d’existence. Elle s’intègre à son corps, mais aussi à ses sens ; les références au gingembre et à l’ail rendent l’image vivante d’odeurs, de goûts. Les stylos, symbole de l’écriture, font littéralement partie d’elle. En conclusion, le travestissement dépasse son rapport à l’identité de genre ou l’identité sexuelle, pour se rallier de manière plus élargie à une façon fragmentée et hybride de se définir (par) soi-même.
Dans le texte de Maréchal, le travestissement du genre, autant celui de l’identité que celui ayant trait à la littérature, sert à se rapprocher d’une authenticité, personnelle et artistique. Il devient synonyme de fragmentation, de multiplicité et de (re)création. Le roman révèle le rôle que peut jouer le travestissement – la transformation, la transgression – au cœur d’un renouvellement représentatif. Petiteau mentionne que si l’on réfléchit au travestissement par rapport à l’identité en général, ne se limitant pas à l’angle de l’identité de genre, ce concept « ne devient alors ni tout à fait homme ni tout à fait femme, mais un lieu de création permanente[31] ». L’identité gagnerait à être représentée, artistiquement, dans la multitude et la complexité, plutôt que dans une unicité simpliste. Il faut pousser les limites de ce que l’on considère irreprésentable, au sein de l’art, quitte à rendre confus notre public, à le déstabiliser dans ses attentes. Afin d’évoquer la multitude contenue dans l’identité queer, Beatriz Preciado emprunte une expression de Deleuze et Guattari, celle d’une « déterritorialisation[32] » du sujet; ce mot extirpé d’un champ lexical géographique, ou du moins qui a trait à l’espace, rappelle la qualité malléable et façonnable de l’identité et, au même moment, de sa représentation. « Au-delà, souligne une fois de plus Petiteau, de la simple légitimation du corps transsexuel, on accède au statut hybride du sujet et par là même de l’œuvre d’art[33] ». Ainsi, lorsque la narratrice demande, à la fin de l’œuvre, si on doit « craindre toutes les déchirures, (…) tous les débordements » (LM, 176), Maréchal répond que non, qu’au contraire, on devrait les encourager absolument et urgemment.
[1]Maël Maréchal, La Minotaure, Québec, Triptyque, coll. « Queer », 2019, p. 112. Les prochaines références à l’œuvre de Maréchal seront identifiées par LM suivi du numéro de page, entre parenthèses.
[2] Lae narrateur·ice est bigenre, mais s’accorde la plupart du temps au féminin, ce que je ferai dans le reste de cet article.
[3] Tryptique, « Queer – Éditions Triptyque », Groupe Nota Bene, Queer | Groupe Nota bene[Consulté le 4 novembre 2021].
[4] Dictionnaire Larousse, « Travestissement », Larousse, Définitions : travestissement - Dictionnaire de français Larousse. [Consulté le 27 décembre 2022].
[5] Luca Greco et Stéphanie Kunert, « Drag et performance », Encyclopédie critique du genre, 2016, p. 222. Greco et Kunert expliquent comment, bien qu’héritières du travestissement, les pratiques drag « le complexifient » en le dotant d’une « perspective performative et plus clairement politique. »
[6] Liza Petiteau, « Drôles de femmes artistes en costume d’homme – Femmes artistes travesties dans l’art contemporain : Subversion, revendication identitaire ou échappatoire ? », dans Mariane Léonard, Femmes sur la scène publique : visibilités subversives, vol. XIII, no 1, Montréal, FéminÉtudes, 2008, p. 14.
[7] Ibid.
[8] Jérôme Carrié, « Du jeu à la norme : l’art du travestissement », Empan, vol. I, no 65, Toulouse, Érès, 2007, p. 16.
[9] Ce néologisme réfère à Maréchal en tant qu’auteur·ice non-binaire.
[10] À partir de cette idée, il y a un parallèle à faire avec les théories sur le passing, phénomène défini par Daniel G. Renfrow comme un ensemble de « cultural performances in which individuals perceived to have a somewhat threatening identity present themselves or are categorized by others as persons they are not ». À la base un phénomène racial, le passing est désormais employé pour évoquer toute instance où l’on parvient à se faire présenter comme ce que l’on n’est pas. En outre, ce concept est devenu « un instrument de dénonciation », non pas des individus qui y participent, mais du système en soi dont les différentes catégorisations binaires les discriminent. Ainsi, la narratrice de Maréchal, en trouvant chez le travestissement un refuge identitaire, élucide les failles d’un système qui ne lui permet pas d’exister tel qu’elle est. (David G. Renfrow, « A Cartography of Passing in Everyday Life », Symbolic Interaction, vol. 27, no 4, p. 488.)
[11] Loïc Bourdeau (citant Alain Montandon), « L’écriture comme impératif et autofiction mythologique dans Prague de Maude Veilleux et La Minotaure de Mariève Maréchale », dans Alexandrina Mustăţea (dir.), Écriture. Réécriture. Palimpseste. Traduction, vol. 1, nº 26, Roumanie, Editura Universităţii din Piteşti, 2019, p. 47. Je souligne.
[12] Judith Butler, Gender Trouble, New York, Routledge, 2007 [1990], p. 158.
[13]Audrey Baril, « De la construction du genre à la construction du ''sexe'' : les thèses féministes postmodernes dans l’oeuvre de Judith Butler », Recherches féministes, vol. XX, no 2, 2008, https://www.erudit.org/fr/revues/rf/2007-v20-n2-rf2109/017606ar/#:~:text=%C3%80%20l'instar%20d'Austin,un%20genre%20f%C3%A9minin%20ou%20masculin.
[14] Comme le soutient Baril, à travers ses nombreux écrits, « Butler emploie plusieurs termes pour désigner cette hétérosexualité reproductive obligatoire », dont matrice hétérosexuelle. (Ibid.)
[15] Pierre-Luc Landry, « Discussion autour de La Minotaure, avec Maël Maréchal et Pierre-Luc Landry », Opuscules – Littérature québécoise mobile, 43 min 18 s, 2019, En ligne. https://opuscules.ca/article-audiotheque?article=233237.
[16] Ibid.
[17] Ibid. Ce commentaire de l’autaire suggère qu’au-delà du contexte interne de son roman, soit l’histoire en soi où la figure mythologique réappropriée échappe au « labyrinthe » en refusant de céder aux violences que lui infligent les normes binaires du genre et en osant se définir à l’extérieur du périmètre tracé par celles-ci, la Minotaure connaît une échappatoire à l’extérieur de l’œuvre elle-même, puisque la réécriture ouvre des discussions réflexives sur l’identité de genre et la déconstruction du système binaire.
[18] Pascale Joubi, Mythes et monstres dans Folle et À ciel ouvert de Nelly Arcan, mémoire de maîtrise, 2014, Université de Montréal, p. 36.
[19] Dominique Kunz Westerhoff, « Introduction », dans Dominique Kunz Westerhoff (dir.), Mnémosynes – La réinvention des mythes chez les femmes écrivains, Genève, Georg, 2009, p. 20.
[20] Ibid., p. 6.
[21] Karinna Quinn, « Écriture matière : a text that matters », TEXT, vol. XIX, no 31, 2015, p. 2-3.
[22] Bien qu’il ne se limite pas à cette définition, le terme « queer », selon le lexique canadien de la diversité sexuelle et de genre, se dit d’« une personne dont l’orientation sexuelle ou l’identité de genre diffère de la vision binaire normative des genres et des sexualités ». (Gouvernement du Canada, « Queer », Lexique de la diversité sexuelle et de genre, https://www.btb.termiumplus.gc.ca/publications/diversite-diversity-fra.html[Consulté le 29 avril 2024])
[23] Teresa de Lauretis, « THE VIOLENCE OF RHETORIC: Considerations on Representation and Gender », dans Teresa de Lauretis, Indiana, Indiana University Press, coll. « Theories of Representation and Difference », 1987, p. 36.https://www.jstor.org/stable/j.ctt16gzmbr. Je souligne.
[24] Judith Butler, Gender Trouble, New York, Routledge, 2007 [1990], p. 158., citant Monique Wittig.
[25] Diane G. Crowder et Sandra Daroczi,« Biographie », Monique Wittig, https://www.moniquewittig.com.
[26] Catherine Rognon-Ecarnot, « Poétique et politique du travestissement dans les fictions de Wittig », Regards complémentaires, 1999, p. 4. Je souligne.
[27] Marie-Hélène Bourcier, « Des « femmes travesties » aux pratiques transgenres : repenser et queeriser le travestissement », Clio. Femmes, Genre, Histoire, no 10, 1999, p. 128.
[28] Au nom de la communauté trans.
[29] Leslie Feinberg, Transgender Warriors – Making History from Joan of Arc to Rupaul, Boston, Beacon Press, 1996, p. xi.
[30] Ibid. Je souligne.
[31] Liza Petiteau, op. cit., p. 16.
[32] Beatriz Preciado, « Multitudes queer. Notes pour une politiques des "anormaux" », Multitudes, vol. 12, no 2, 2003, p.20.
[33] Ibid.