Avant-propos 4
Avant-propos
Qu’on brode ou qu’on emmêle, qu’on masque ou qu’on (dé)voile, qu’on déguise ou qu’on maquille, la pratique littéraire peut s’apparenter à un (dés)habillement. À l’occasion du quinzième anniversaire de son colloque estudiantin annuel, l’Association des étudiant(e)s en langue et littérature françaises inscrit(e)s aux études supérieures de l’Université McGill (ADELFIES) a souhaité rendre hommage le 17 mars 2023 à son département et à ses trois disciplines phares — la littérature, la création et la traduction — en les interrogeant au prisme de deux métaphores vestimentaires : le tissage et le travestissement.
Le thème du tissage parcourt la littérature depuis l’Antiquité, avec Pénélope trompant ses prétendants (Homère, Odyssée, II) ou Arachné défiant Minerve au métier à tisser (Ovide, Métamorphoses, VI), jusqu’à nos jours. Loin de constituer une activité manuelle anodine, il apparaît dans ces textes comme une véritable production artistique, portant mise en abyme et réflexion métapoétique. Le mot « texte » ne vient-il pas du latin textum, étoffe, tissu ? Pour composer son texte, l’auteur·ice entremêle différentes voix, tisse ensemble motifs et références, laissant alors aux lecteur·ices le soin de trouver la bonne distance d’observation – contemplation de la fresque ainsi produite dans son ensemble ou analyse à la loupe de sa composition (technique de tissage du fils de trame et de chaîne, types d’entrecroisements) – mais aussi de poursuivre le tissage pour rattacher cette étoffe à la toile plus vaste de son contexte sociopolitique, littéraire… voire de s’en inspirer pour réaliser sa propre tapisserie. Les figures de tisserand·es littéraires sont multiples (personnages, auteur·ices, lecteur·ices) et appellent différentes perspectives d’analyse : lectures sociologiques, métapoétiques ou comparatistes, théories du dialogisme et de l’intertextualité, de la lecture, de la recherche-création…
Le travestissement, pour sa part, peut être appréhendé au sens large de déguisement c’est-à-dire comme une manière de se vêtir qui n’est pas conforme à un code vestimentaire donné, un accoutrement qui délaisse la fonction socialement normée du costume pour devenir un habillement permettant l’exploration d’une subjectivité [1]. Ses fonctions sont diverses : instrument de ruse, signe d’un trait de personnalité... La pratique du déguisement est constamment renouvelée par les personnages, qui explorent les possibilités de (dé)voilement qu’elle représente. Plus spécifiquement, le travestissement renvoie au cross-dressing lorsque les personnages s’habillent avec les vêtements associés au genre opposé et déclenchent ainsi renversements de situation et quiproquos. À ce travestissement intradiégétique s’ajoute, à un niveau extradiégétique, le « travestissement textuel » qu’ont employé certaines autrices (comme George Sand et Colette), pour qui la construction d’un éthos ou d’un « masque pseudonymique » représentait un moyen d’accéder à un statut auctorial, mais aussi de «s’auto-engendrer en tant que sujet écrivant [2]». Le texte lui-même peut se travestir lorsqu’il joue avec les frontières ambiguës des genres littéraires ou lorsqu’il recourt au masque de la (pseudo)traduction. Il peut également travestir d’autres œuvres du canon littéraire via un détournement parodique ou des jeux d’intertextualité. La traduction elle-même, tant en son sens restrictif de passage d’une langue à l’autre (traduction interlinguale) que dans l’acception plus large de « traduction intersémiotique » (ou « interprétation des signes linguistiques au moyen de signes non linguistiques[3] »), peut apparaître comme un travestissement : les métaphores vestimentaires abondent dans le discours sur la traduction, notamment autour de la notion controversée de fidélité.
Les quatre contributions rassemblées ici, initialement présentées lors de la quinzième édition du colloque de l’ADELFIES, interrogent littérature, création et traduction à l’aune du tissage et du travestissement pour sonder ce que ces disciplines ont de protéiforme, composite et subversif.
Dans son article « Ventriloquer Hersant la louve : réaffirmation d’un discours misogyne dans Renart le contrefait », Madeline Tessier montre que le déguisement masculin de l’héroïne du roman Renart le Contrefait ne mène pas, comme on pourrait le croire, à un renversement des codes genrés du Moyen Âge, mais plutôt à une réaffirmation de la vision misogyne de la femme véhiculée par la littérature médiévale. Tel un ventriloque, le narrateur-auteur de Renart le Contrefait use d’un travestissement discursif : usurpant la manière de s’habiller et de penser pro-féminine de l’héroïne, il ridiculise celle-ci pour mieux réduire la femme au silence.
Au contraire, le travestissement prend une fonction subversive dans un roman contemporain comme La Minotaure qu’analyse ici Juliette Rolland Apergis dans « Se transformer pour se retrouver : le rôle authentifiant du travestissement dans La Minotaure de Maël Maréchal ». Dans le cas du personnage bigenre de Maréchal, déconstruire les normes vestimentaires permet de refléter les différentes facettes d’une individualité éclatée.
Ophélie Proulx-Giraldeau nous mène du travestissement du personnage à celui du texte. Dans son article « Mère-Solitude d’Émile Ollivier : travestir le genre de l’enquête pour traduire la complexité de la réalité », elle étudie la manière dont le roman d’Émile Ollivier brouille les codes du genre littéraire de l’enquête qui, de la résolution d’une intrigue, devient ici une illustration de la situation narrative opaque des personnages. Elle montre également comment cette impression d’opacité et de complexité du réel naît d’un tissage où s’entremêlent histoire individuelle et histoire collective, différentes instances narratives ainsi que le rationnel et l’inexplicable.
Portant la métaphore vestimentaire sur le terrain de la traduction, Lu Zhang étudie l’histoire de cette pratique littéraire au prisme de l’emploi de l’image de la femme pour évoquer le texte traduit ou à traduire. Dans son article « Le texte en drag : une nouvelle métaphore pour penser la traduction au-delà de la binarité », elle montre la possibilité de sortir d’une vision rigide (ou binaire) de la traduction en y réfléchissant à la lumière de la figure du ou de la drag.
L’équipe de Verbatim tient à souligner le soutien du Département des littératures de langue française, de traduction et de création, de l’Association des étudiant.e.s en littératures de langue française, en traduction et en création inscrit.e.s aux cycles supérieurs (ADELFIES), ainsi que de l’Association étudiante des cycles supérieurs de l’Université McGill (AÉCSUM), et à les en remercier chaleureusement. Ce numéro n’aurait pu exister sans le travail du comité organisateur du colloque de mars 2023.
[1] Roland Barthes, Le système de la mode, Paris, Édition du Seuil, coll. « Points », 2014, p. 25.
[2] Alexandra Arvisais, « Le masque et la mascarade au féminin », Spirale, no 240, 2012, p. 59.
[3] Roman Jakobson, « On Linguistic Aspects of Translation », dans Lawrence Venuti (éd.), The Translation Studies Reader, Londres et New York, Routledge, 2012, p. 126-131.