Inverser l'immatériel : la poésie des trobairitz à la rencontre de la lyrique masculine

Inverser l'immatériel :

la poésie des trobairitz à la rencontre de la lyrique masculine

L’amour courtois, aussi connu sous le nom de fin’amor, est un sujet caractéristique de la production littéraire du Moyen Âge. Dès le début du XIIe siècle, se développe, à la cour des rois et des grands seigneurs, un certain « art d’aimer » autour duquel va s’articuler la poésie des troubadours. Ces poètes accompagnent leurs écrits d’une musique souvent jouée à la lyre, ce qui explique pourquoi nous parlons de la littérature troubadouresque comme de l’expression même de la « lyrique courtoise ». Les textes des troubadours, écrits en langue d’oc, mettent de l’avant les valeurs courtoises (loyauté, largesse, beauté, etc.) et présentent presque toujours un sujet tourmenté par l’amour qu’il ressent envers sa « dame ». Leur poésie se module autour de la relation qu’entretient le poète avec l’être qu’il aime, mais une lecture attentive de leurs chants courtois permet de nuancer cette affirmation. Ce n’est pas sa dame que chante le troubadour dans sa poésie, mais bien un amour généralisé. L’amante n’y est qu’une figure de papier, ce qui explique pourquoi le désir du poète n’est jamais conclusif et pourquoi la femme aimée y semble si désincarnée. Cette forme de passivité parcourt une bonne partie de la lyrique masculine.

Il en est d’un tout autre ordre dans la poésie des trobairitz, homologues féminins des troubadours. C’est aussi à partir du XIIe que composent ces femmes de lettres dont les écrits forment aujourd’hui un maigre corpus. Bien que leurs textes se construisent autour des a priori de l’amour courtois, les femmes-troubadours ne se les approprient pas moins afin de créer une poésie qui leur est propre. Bien plus que de renverser les rôles genrés de la lyrique masculine dans leurs écrits, elles s'inscrivent dans la tradition courtoise en donnant une existence concrète et incarnée aux éléments passifs qui caractérisent la production troubadouresque. Leurs cansòs[i], contrairement à celles des troubadours, donnent une voix à la « figure » de la dòmna, présentent l’intimité des amants et interpellent l’être aimé à l’aide d’un « vous » plus spécifique. C’est ainsi qu’elles réussissent à donner une réalité plus matérielle au concept de fin’amor.

Prise de parole de la dòmna

La première matérialisation qui se joue dans la poésie des trobairitz est celle de la figure de la dame (dòmna). La dòmna « est le maître auquel le poète rend hommage[ii] » dans la littérature courtoise. Le fin’amor veut donc que l’amant (l’homme) « se caractérise par [sa] position d’infériorité[iii] » face à une dame qui lui est supérieure. La lyrique masculine sous-entend bien ce pouvoir de la femme aimée. Chez Cercamon[iv], cette idée d’une supériorité de la dame sur son amant est très clairement mentionnée : « Si elle ne me veut pas, je voudrais avoir perdu la vie le jour où elle me mit sous son commandement[v] ». Dans cette cansò, le poète reconnaît être sous le « commandement » de celle qu’il aime[vi]. Chez Bernard de Ventadour, le pouvoir de la dame est encore évoqué : « Je ne fus plus maître de moi et je ne m’appartins plus depuis l’heure où elle me laissa voir dans ses yeux. » (AT, p. 46) Le troubadour, une fois qu’il a obtenu la « permission » de la dòmna de l’observer de ses yeux, se sent complètement dépossédé. Il se trouve, comme on l’a vu chez Cercamon, sous le commandement total de celle qu’il aime. Bien que le pouvoir de l’amante soit sous-entendu dans la production troubadouresque masculine, il est important de se rappeler qu'elle y est complètement désincarnée. Elle n’est qu’une « figure » dans la cansò, ses actions et ses mots étant rapportés à travers le chant du poète[vii]. Elle ne prend jamais réellement parole pour s’exprimer. Alors que l’on pourrait s’attendre à un renversement complet de cet a priorigenré de la lyrique courtoise chez les trobairitz, une lecture attentive de leurs textes montre, au contraire, une volonté, chez la femme-troubadour, de matérialiser en elle-même la dòmna et son discours, comme pour lui redonner sa prestance.

La dòmna n'est plus seulement une « figure » chez les trobairitz. Elle s’incarne pleinement en prenant la parole. C’est ce que remarque d’ailleurs Pierre Bec dans Chant d’amour des femmes-troubadours : la « dame-poétesse reste [...] bien dans le système [courtois], mais elle s’y intègre beaucoup moins en tant que femme, [...] qu’en tant que dòmna, c’est-à-dire, encore et toujours, comme protectrice et dominatrice[viii] ». Il est déjà possible de remarquer, dans la cansòd’Azalaïs de Porcairagues, l'importance que la dame accorde à sa supériorité : « Elle place fort mal son amour la dame qui se commet avec un seigneur trop puissant, au-dessus d’un vavasseur ; et si elle le fait, elle commet une folie […] et je tiens pour avilie une dame qui se distingue ainsi. » (CAFT, p. 68)La Comtesse de Die reconnaît, elle aussi, le pouvoir que suppose la relation amoureuse : « Bel ami, charmant et courtois, quand vous tiendrais-je en mon pouvoir[ix]? » (CAFT, p. 106) Plus encore, le chant de la trobairitz prend parfois un ton de menace. Le discours menaçant devient un moyen pour la dame de rappeler à son amant qu’il lui est inférieur, voire redevable. La cansò de Na Castelosa fournit un bon exemple de cette provocation véhiculée par la dòmna : « [J]’ai grande peine si vous ne voulez pas m’accorder quelque joie. Et si vous me laissez mourir, vous commettrez un péché : et si j’en ai du tourment, vous en serez, vous, vilainement blâmé. » (CAFT, p. 80) C’est la dame, donc, qui possède la plus grande part de pouvoir, puisque, si son amant la prive de son amour, il en sera « vilainement » blâmé. Ce même ton d’admonestation se retrouve dans la poésie de la Comtesse de Die où elle fait savoir à son amant que son orgueil envers elle pourrait lui être nocif : « Mais je veux, messager, que tu lui dises en outre que trop d’orgueil peut nuire à maintes gens. » (CAFT, p. 104)

Concrétiser le désir

La figure de la femme aimante que concrétisent les trobairitz se superpose aussi à la représentation de la sensualité et du désir dans leurs cansòs[x]. Elles y présentent une intimité et une proximité qui semblent se perdre dans les chants poétiques masculins. Chez les troubadours, le plaisir d’amour reste un objet inatteignable. C’est cet aspect asymptotique des passions qui motive justement le lyrisme masculin et en conserve la tension. Comme le dit Fabre d’Olivet dans son Histoire philosophique du genre humain : « Jouir avant de posséder, voilà l’instinct de l’homme[xi]. » Ces mots éclairent grandement la présente réflexion. En effet, le troubadour n’a pas besoin de la présence de sa dame pour chanter son désir. Il « jouit » presque de l’absence de son amante, s’enfermant lui-même, comme l’a montré Henri Rey-Flaud, « à l’intérieur de cette cage d’amour qu’il s’est construite[xii]». Chez Jaufré Rudel, on remarque justement le fait que le « plaisir d’amour » concret se substitue à la jouissance d’un « amour lointain » : « Jamais je ne jouirai de l’amour, si je ne jouis pas de cet amour lointain. » (AT, p. 30) On retrouve encore cette idée d’un désir inassouvi chez Bernard de Ventadour : « Car je ne puis m’empêcher d’aimer celle dont je n’aurai jamais aucune faveur. » (AT, p. 45) Dans la poésie de Guillaume IX, le sujet lyrique n’a pas besoin de voir son amie pour la désirer et l’aimer : « Jamais je ne la vis et je l'aime fort/ […] Quand je ne la vois pas, je m'en porte bien[xiii]. » La concrétisation même de l’amour se désincarne donc chez les troubadours, là où le désir s’actualise sans la présence de la dame.

Chez les trobairitz, on a accès à une poésie plus intime qui restitue au désir épuré de la lyrique masculine un aspect tangible[xiv]. Cette qualification plus matérielle des passions s’explique par le fait que, contrairement à la poésie des troubadours, qui met en scène un amour inatteignable, les sentiments que chantent les trobairitz semblent souvent s’être déjà manifestés[xv]. C’est ce que l’on peut voir dans la cansò de Na Tibors de Sareno intitulée « Bèls dous amics, ben vos pusòc en ver dir », où un constant appel au souvenir suppose que les amants se sont déjà rencontrés :

Bel et doux ami, je puis bien vous dire en vérité qu’il n’y eut jamais un instant que je ne fusse sans désirs, depuis que je vous ai connu et vous ai pris comme fin amant ; ni jamais un instant que je n’eusse envers vous, bel et doux ami, l’envie de vous voir souvent ; ni jamais de moment que je m’en repentisse ; ni de moments non plus – quand vous me quittiez fâché – que je n’eusse de joie qu’à votre retour. (CAFT, p. 111)

On remarque que la poète admet déjà avoir « pris comme fin amant » (CAFT, p. 111) celui qu’elle aime. Ce même genre d’appel à la mémoire est d’ailleurs présent dans la poésie de la Comtesse de Die : « Qu’il vous souvienne du début de notre amour. » (CAFT, p. 103) Mais bien plus que la concrétisation d’un passé intime par le souvenir, c’est à travers la mention parfois directe ou parfois sous-entendue de l’assag que se joue la réincarnation d’un amour bien matériel chez les trobairitz.

L’assag, comme le présente René Nelli dans L’érotique des troubadours, est ce qui permet à la dame « de “mettre à l’essai” son ami, de voir si elle [est] aimée d’amour de cœur ou seulement désirée comme objet charnel[xvi] ». C’est la femme qui impose ici une épreuve à l’homme aimé. Elle accorde le droit à son amant de passer une nuit couchée à ses côtés dans une nudité totale et réciproque. S’il réussit à traverser la nuit sans initier et performer le coït, il devient clair pour la dame que les sentiments de son amant ne sont pas seulement le produit d’une forte attirance sexuelle. Bien que l’assag soit, en quelque sorte, une forme de retenue amoureuse, il s’agit déjà d’une concrétisation importante du désir, puisque ce sont l’intimité et la proximité des amants qui y sont sous-entendues. Il s’agit d’un rapprochement de deux êtres qui se voyaient éloignés dans la lyrique masculine. La mention de cette pratique, de ce genre d’épreuve à même les chansons des femmes-troubadours, permet d’éviter la passivité et la généralisation du désir véhiculées chez les troubadours par l’évocation concrète et physique de l’intimité des amants.

L’assag est évoqué dans la cansò d’Azalaïs de Porcairagues qui s’intitule « Ar em al freg temps vengut » : « Bientôt nous en viendrons à l’essai, car je me mettrai en votre merci. Vous m’avez fait la promesse jurée que vous ne me demanderez pas de faillir.[xvii] » (CAFT, p. 69) L’« essai » auquel fait référence la poète rappelle bien sûr que l’assag est avant tout une « épreuve » que l’amant peut soit réussir, soit échouer. Ce passage de la cansò d’Azalaïs insiste aussi sur le fait que l’amant a promis quelque chose à la dame, et l’on peut prétendre qu’il s’agit de ne pas se laisser tenter par sa nudité[xviii]. On retrouve une autre mention précise de l’assag dans la poésie de la Comtesse de Die : « Je voudrais bien tenir un soir mon chevalier nu dans mes bras, et qu’il se tint pour comblé si seulement je lui servais de coussin. » (CAFT, p. 105) Cette occurrence beaucoup plus concrète de l’intimité physique chez les trobairitz ne peut que supposer, en retour, une réincarnation de l’amant chanté[xix].

Redonner sa chair (textuelle) à l’être aimé

C’est par une analyse plus proche du discours des trobairitz qu’il est possible de noter une volonté de concrétiser la subjectivité de l’amant à même la poésie. Dans le discours lyrique masculin, en effet, l’amante du troubadour ou du sujet lyrique est passive et désincarnée. Elle perd son identité à travers le langage et les appellations qui sont utilisées pour la décrire ou bien simplement la mentionner. Chez Jaufré Rudel, par exemple, la dame aimée se réduit à un « amour de loin » (AT, p. 29). C’est donc bien cette idée de l’être aimé comme représentation d’un amour plus général qui prévaut ici. Dans la plupart des cansòs de Bernard de Ventadour[xx], la dénomination de l’amante est réduite au simple pronom « elle[xxi] ». Les chants des trobairitz, pour leur part, vont systématiquement à l’encontre de cette mouvance désubjectivante en utilisant un vocabulaire qui interpelle directement l’amant. C’est un « vous » plus personnel et incarné qui sera constamment employé dans la lyrique féminine.

Comme l’a montré Émile Benveniste dans son ouvrage intitulé Problèmes de linguistique générale[xxii], il existe une distinction importante entre l’usage textuel du « il » (« elle » chez les troubadours) et celui du « tu » (ou du « vous » dans le cas des trobairitz). Selon ses propos, seuls le « je » et le « tu » impliquent, à même le discours, cette idée de la personne. La première personne est prise en change par celui qui parle et exprime donc toujours l’existence concrète de cet être dans le texte. Le « tu », pour sa part, « ne peut être pensé hors d’une situation posée à partir de “je”[xxiii] » puisque c’est à lui que s’adresse nécessairement le « je ». En ce sens, il existe une forme importante de dialogue entre ces deux personnes[xxiv]. L’adresse que « je » dirige vers le « tu » est toujours unique et spécifique. Plus encore, comme le suppose Benveniste, ces incarnations textuelles de la personne sont réversibles. Parler au « je », c’est reconnaître sa propre subjectivité, mais aussi le fait que « tu » pourrait devenir lui-même ce « je » et, donc, un sujet bien incarné à son tour[xxv].

Le « il », au contraire, sert d’expression textuelle à la non-personne, soit celle qui est absente (PLG, p. 228). La troisième personne « peut être une infinité de sujets - ou aucun » (PLG, p. 230). Elle est diffuse. Comme le montre Émile Benveniste dans son étude, le « il » ne possède pas cette « spécificité » ou cette « unicité » qui caractérisent obligatoirement la relation « je-tu », mais la troisième personne se soustrait aussi à toute forme de subjectivité dans le discours en ce qu’elle n’est pas réversible. N’ayant pas de sujet précis, le « il/elle » ne peut se substituer à un « je » et ainsi devenir sujet. C’est à la lumière de ces considérations qu’il est intéressant de lire les textes des troubadours. L’amante y est sans cesse réduite à ce « elle » impersonnel que Benveniste associe à la non-personne. Chez Jaufré Rudel, la distance physique entre le poète et sa dame est donc elle-même renforcée par l’absence textuelle de cette dernière : « Et s’il lui plaît, je logerai près d’elle, quoique je sois de loin[xxvi]. » (AT, p. 30) On retrouve le même genre d’exemple chez Guillaume IX, où la désubjectivation totale de l’amante se reflète à travers le langage par l’usage du pronom « elle », substitut de cette « amie » désincarnée et diffuse : « J’ai une amie, mais je ne sais qui elle est, car jamais, de par ma foi, je ne la vis. » (LCG, p. 7) C’est donc une amante absente que donne à lire la poésie des troubadours. Une certaine distance se crée à même le langage entre elle et l’amant[xxvii]. Cette désincarnation s’explique par le fait que les troubadours utilisent l’amante comme prétexte pour chanter un désir lui-même universel et, donc, non-spécifique. Dans la poésie des trobairitz, toutefois, on remarque une incarnation textuelle de l’amant, l’adresse y étant plus directe.

Dans les cansòs féminines, le discours poétique s’adresse toujours à un « vous », et donc à un être plus matériel et subjectif. La Comtesse de Die, par exemple, s’adresse directement à son amant afin de lui faire un reproche : « Je suis surprise de l’arrogance de votre cœur. » (CAFT, p. 103) Elle ne parle pas ici d’un amour généralisé, mais bien à un être en particulier. Elle va même jusqu’à l'interroger dans son discours, rappelant cette « condition de dialogue » que mentionne Benveniste lorsqu’il est question de définir la personne textuelle. Il est possible d’en voir un exemple dans sa cansò« Estat ai en grèu cossirièr » : « Bel ami, charmant et courtois, quand vous tiendrai-je en mon pouvoir ? » (p. 106), ou bien dans « A chantar m’èr de ço qu’ieu non volria » : « [...] ne vous souvient-il par de notre pacte ?» (CAFT, p. 103) Étant interpellé par un « je » très présent, il est possible de supposer que l’être aimé (le « vous ») possède à son tour une subjectivité, puisque, comme le suppose Émile Benveniste, le « je » parle bien à une personne « unique[xxviii] » qui pourrait à son tour prendre la parole. L’amant est fait « sujet ». Dans la cansò anonyme intitulée « Ab lo còr trist environat d’esmai », on retrouve d’ailleurs un « ami » qui, même mort, possède une existence textuelle plus concrète que celle de la dame de la lyrique masculine, comme si la distance imposée par le décès était quelque peu amenuisée par la proximité qu’invoque l’adresse directe : « [...] si forte est la douleur qui s’incruste en moi, depuis que je vous ai perdu » (CAFT, p. 118). Chez Na Castelosa, le « vous » renforce ce rapprochement, mettant en scène un amant qui se trouve physiquement devant la poète : « vous que je contemple de mes deux yeux[xxix] » (CAFT, p. 90). Le chant des trobairitz suppose donc une réincarnation de l’amant à même le langage en ce que le « vous » qui le nomme se réfère bien à une personne unique qui se matérialise par la proximité créée à travers le discours.

En somme, les femmes-troubadours n’écrivent pas autour d’un simple renversement des codes genrés de la production troubadouresque masculine. Elles n’utilisent pas le « il » pour parler de leurs amants. Alors que les troubadours présentent au lecteur une dòmna puissante, mais silencieuse, un désir asymptotique et une amante désincarnée, la lyrique féminine, au contraire, a tenté de donner une matérialité textuelle, une existence bien incarnée à ces éléments qui deviennent passifs et presque invisibles dans la poésie masculine. En effet, dès lors que les trobairitz donnent une voix à la dame muette des troubadours, ce sont tous les sujets qu'elle nomme qui semblent prendre vie, comme si cette concrétisation de la parole s’étendait à l’ensemble des aspects qui contribuent à la formation de l’univers lyrique et courtois. Les amants se rapprochent sous la plume féminine. Que ce soit à travers les mentions de l’assag ou bien par la proximité textuelle que crée une utilisation automatique du « vous » lorsqu’il est question de l’être aimé, le lecteur a accès à un portrait plus intime de la relation amoureuse en lisant les cansòs des trobairitz. Il est d’ailleurs remarquable de voir comment ces femmes s'approprient ce « code érotico-poétique largement dominé par les hommes » (CAFT, p. 9) de l’époque. Bien que le Moyen Âge semble défendre une image plutôt dépréciative de la femme, tout se passe finalement comme si les femmes-troubadours avaient trouvé en la poésie lyrique un espace privilégié où mettre de l’avant et incarner en elles-mêmes un certain pouvoir féminin.

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[i] Cansò : « Le genre courtois par excellence est la cansò ou chanson d’amour. Celle-ci comporte 5 à 7 strophes ou coblas à la structure identique ; elle s’achève sur une ou deux strophes, de moitié plus brèves, nommées tornadas, sorte d’envoi adressé à un dédicataire anonyme qui est souvent la dame ou le protecteur du poète [...] ». Hendrik van Gorp et Jan Baetens, Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Champion, 2001, p. 123 (sous l’entrée « Courtoisie (Littérature) »).

[ii] Idem.

[iii] Francis Gingras, Érotisme et merveilles dans le récit français des XIIe et XIIIe siècles, Paris, Éditions Champion, coll. « Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge », 2002, p. 127.

[iv] Afin de réduire le corpus troubadouresque étudié dans le présent texte, seules les chansons de Cercamon, de Guillaume IX, de Jaufré Rudel et de Bernard de Ventadour y seront utilisées comme point de comparaison.

[v] À partir de maintenant, toutes les citations associées à la production troubadouresque seront tirées de l’anthologie de Joseph Anglade : Anthologie des troubadours, Paris, E. de Boccard, 1953. Afin de faciliter la lecture, nous traduirons systématiquement les passages sélectionnés dans le corps du texte. En notes de bas de page, nous privilégierons toutefois l’ancien français pour rendre compte de la langue dans laquelle s’écrit cette poésie.

[vi] Ce même poème rapproche d’ailleurs deux thèmes très importants qui disent parfaitement le genre de tension qui accompagne la figure de la domnà : elle est celle que l’on aime, mais aussi qui nous effraie. Dans le vers suivant, « Car s'ieu la dopti o la blan [car si je la redoute ou si je la courtise] », le poète insiste sur cette vision double de la femme aimée.

[vii] Le lecteur ayant seulement accès à des faits rapportés dans la poésie des troubadours, il est difficile de deviner l’ampleur du portrait de la dòmna. La dame semble davantage associée à la « légende » qu’à l’être incarné.

[viii] Pierre Bec, Chant d’amour des femmes-troubadours, Paris, Stock, coll. « Moyen Âge », 1995, p. 36. De même que pour les poèmes des troubadours, ceux des trobairitz seront puisés dans une même anthologie, soit celle de Bec, dont le titre sera désormais abrégé en (CAFT), suivi du numéro de la page.

[ix] Je souligne.

[x] Comme le dit Pierre Bec : « C’est la conscience de cette supériorité sociale de la dame sur le troubadour quémandeur qui pourrait expliquer la plus grande affectivité, voire la sensualité plus marquée du lyrisme troubadouresque féminin. » (CAFT, p. 39)

[xi] René Nelli en fait la mention dans son propre ouvrage. Voir René Nelli, L’érotique des troubadours, Toulouse, E. Privat, coll. « Bibliothèque méridionale », 1963, p. 200. Désormais abrégé en (ÉT), suivi du numéro de la page.

[xii] Henri Rey-Flaud, La névrose courtoise, Paris, Navarin Éditeur, coll. « Bibliothèques des Analytica », 1983, p. 24.

[xiii] Guillaume IX, Les chansons de Guillaume IX, duc d’Aquitaine (1071-1127) (éd. et trad. Alfred Jeanroy), Paris, E. Champion, coll. « Classiques français du Moyen Âge », 1927, p. 7-8. Désormais abrégé en (LCG), suivi du numéro de la page.

[xiv] Voir Laurie Shepard, Matilda Tomaryn Brickner et Sarah White « Foreword », dans Songs of the Women Troubadours, New York, Taylor & Francis, coll. « Garland Library of Medieval Literature », 2000, p. XII : « The poems of the trobairitz are often more intimate and direct [...] than those of the men. »

[xv] Chez les troubadours, au contraire, même si le poète affirme avoir fait la connaissance de son amie et l’avoir côtoyée, son désir n’aboutit jamais vraiment. Ainsi, même si les amants sont « à proximité », une certaine distance persiste entre eux. Il n’y a pas de réels rapprochements entre les amants. C’est ce que laisse entendre Cercamon dans les vers suivants : « Quan suy ab lieys si m’esbahis / Qu’ieu no sai dire mon talan / [...] Quar de s’amor no suy devis. » (AT, p. 19)

[xvi] René Nelli, op. cit., p. 199.

[xvii] « Tòst en venrem à l’assai : / Q’en vòstre mercé’m metrai ; / Vos m’avètz la fe plevida / Que no’m demandetz falhida. » (CAFT, p. 68) Le terme « assai » se pose en ancien français comme un synonyme d’épreuve ou d’expérience.

[xviii] Il s’agit encore d’une manifestation de la supériorité de la dame. C’est à elle que l’amant doit ses promesses.

[xix] On peut aussi y voir une forme d’incarnation de cette figure supérieure de la domnà précédemment mentionnée, en ce que l’assag est le « privilège de [son] sexe » et une forme d’« expression de [sa] suprématie morale » (René Nelli, op. cit., p. 202).

[xx] Bernard de Ventadour utilise bien le « vous » dans certaines de ses cansòs, mais pas de manière aussi automatique que les trobairitz. Ses poèmes marquent presque l'exception. Voir AT, p. 38, 41, 44. L’adresse directe n’est pas utilisée dans l’entièreté de la cansò, comme si le « vous » se fondait plutôt dans la masse des « elle » et des « ma dame » plus désincarnés.

[xxi] « elle m’a pris mon cœur, elle m’a pris elle-même, moi-même et l’univers entier [...] » (AT, p. 45). Je souligne.

[xxii] Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, v. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1966.

[xxiii] Ibid., p. 228.

[xxiv] « La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est constructive de la personne ». Ibid, p. 260.

[xxv] Benveniste rappelle d’ailleurs qu’« aucune relation pareille n’est possible entre l’une de ces deux personnes et “il”, puisque “il” en soi ne désigne spécifiquement rien ni personne » (ibid., p. 230).

[xxvi] Considérant le fait que ce « elle » peut être tout ou rien, il n’est pas surprenant que Rudel parle de son amante comme d’une « ren » (« Quan lo rius de la fontana », v. 23). Ce terme, qui signifie « chose » en français moderne, est bien générique et peut en effet impliquer à peu près n’importe quoi.

[xxvii] Ce qui reflète les propos même des chansons mentionnées ici. Pour mettre en scène la distance physique de l’amante, il faut la rendre distante à même le langage. Le fond et la forme se rejoignent.

[xxviii]« [...] le “tu” auquel “je” s’adresse [est] chaque fois [unique] » (Émile Benveniste, op. cit., p. 230).

[xxix] Le fond et la forme s'agencent donc aussi à merveille dans la lyrique féminine. Toutefois, au lieu de mettre en scène la distance (comme c’est le cas chez les troubadours), c’est sur la proximité qu’insiste le discours des trobairitz.