Table-ronde : Regards transhistoriques sur la liste et le catalogue

Table-ronde : Regards transhistoriques sur la liste et le catalogue

IA : Isabelle Arseneau (McGill, animatrice)
OD : Ollivier Dyens (McGill)
MJ : Madeleine Jeay (McMaster)

IA       Je dois vous féliciter d’oser la diachronie longue en invitant des professeurs qui se situent aux extrêmes du spectre chronologique de la littérature française, pour discuter d’un objet ou d’un phénomène qui touche, comme l’écrit Madeleine Jeay, que je vais déjà citer, « à l’essence même de la littérature, la liste, voire cette écriture par liste à laquelle nous nous intéressons depuis hier ». Je vais prendre quelques minutes pour vous présenter nos invités : Madeleine Jeay, qui est professeure émérite – vous l’annonciez hier au moment de l’ouverture du colloque – de l’Université McMaster en Ontario. Ses travaux de recherche ont porté, comme vous le savez, sur la figure d’accumulation, sur les genres et pratiques du discontinu et, bien évidemment, sur la pratique de la liste, comme en témoignait déjà l’ouvrage publié chez Droz en 2006 et que vous connaissez, Le commerce des mots : l’usage des listes dans la littérature médiévale [i]. Elle a récemment codirigé un collectif qui est paru en octobre dernier et dont nous aurons l’occasion de reparler, c’est-à-dire le deuxième tome du Pouvoir des listes au Moyen Âge et dont le sous-titre Liste d’objets, listes de personnes[ii] permet à lui seul permet de rendre compte de l’ensemble des objets auxquels nous nous sommes intéressés hier et aujourd’hui. 

Il me fait également plaisir de vous présenter mon collègue Ollivier Dyens, dont vous avez peut-être suivi des cours ici au Département des littératures de langue française, de traduction et de création (DLTC), où il est professeur titulaire, fondateur et co-directeur du laboratoire « Building 21 », qui s’est donné comme mission de repenser et recréer l’éducation supérieure au XXIe siècle. Ollivier a publié plusieurs ouvrages, dont les plus récents posent plus directement la question de la relation souvent tendue – voir discordante – entre l’écrit et le virtuel ou l’homme et la machine. Nous touchons donc, avec les travaux d’Ollivier, au vaste champ de l’intelligence artificielle. J’isole de l’ensemble un ouvrage, que nous évoquerons plus tard sans doute précisément à cause du titre en anglais sous lequel est paru la traduction, Metal and Flesh. The Evolution of Man : Technology Takes Over [iii], donc lorsque nous aurons l’occasion de parler du pouvoir de la liste.

Je me présente aussi : Isabelle Arseneau, médiéviste au DLTC. Je m’intéresse depuis quelques années à des phénomènes que l’on peut en effet rapprocher de la pratique de la liste, c’est-à-dire les grands inventaires de toute une série de librairies – au Moyen Âge, on appelle la bibliothèque la « librairie » – notamment celles des grands ducs de Bourgogne au XVe siècle, et, plus récemment, les catalogues des grands imprimeurs du XVe siècle. Un objet un peu particulier parce que ces catalogues n’existent pas et que j’ai donc à les établir ; je travaille finalement sur des listes qui n’existent pas ou qui du moins n’ont pas d’existence matérielle.

Si vous me connaissez, vous savez que j’aime les plans, une certaine rigidité. J’en ai donc dressé un approximatif qui pourrait orienter les discussions de la prochaine heure. Premièrement, poser des questions de méthodologie : revenir, avec Madeleine et Ollivier, sur ce qui les a menés à se choisir et à se construire cet objet d’étude. Deuxièmement, des questions de terminologie : qu’est-ce qu’une liste, de quoi dresse-t-on la liste? On pourra revenir autant sur vos conférences que sur les travaux de nos invités. Enfin, des commentaires sur quelques questions et quelques cas plus précis qui nous permettrons d’aborder autant le comment – qui rédige, comment dit-on – que le pourquoi, la visée. On pourra ensuite revenir sur la conférence de fiction que nous avons entendue sur les questions liées à la mémoire et au pouvoir. Vous me permettrez, si vous le voulez, de tutoyer nos invités que je connais et fréquente depuis plusieurs années dans ma vie professionnelle. Il me semble aussi que le mode virtuel est déjà suffisamment créateur de distance ; j’aurais l’impression de parler un langage artificiel si nous nous mettions soudainement à nous vouvoyer. Je propose donc que nous commencions par entendre nos invités sur l’origine de leurs intérêts respectifs pour l’objet sur lequel portent les réflexions proposées dans le cadre de ce colloque.

Quand paraît Le commerce des mots en 2005, Madeleine, je ne doute pas qu’il se pose comme l’aboutissement de réflexions et de recherches menées déjà dans le cadre de ta thèse sur Les Évangiles des quenouilles et dont il serait sans doute non seulement intéressant mais utile d’entendre le récit de la genèse. De la même façon, quand j’apprends, Ollivier, que tu t’intéresses de plus en plus aux transformations de la représentation par les filtres technologiques, capables de nous rendre en « patterns » prévisibles et reproductibles ce qu’il y a chez nous – et je reprends tes mots – « de plus intime et de plus sensible », je pressens que ce terrain d’enquête se préparait de longue date. C’est sur ce point que je veux vous entendre ; dans le cadre d’un colloque d’étudiants de cycles supérieurs, qui travaillent sans doute en ce moment même, dans leur pratique personnelle, à construire un objet d’étude, il me semble non seulement instructif mais salutaire d’entendre comment se construisent ces objets de recherche. Dans le respect de la chronologie des objets et des champs, je donnerai d’abord la parole à Madeleine.

MJ      Je te remercie, Isabelle, parce que cette question de l’origine de mon intérêt pour les listes me permet de faire une rétrospective sur toute ma carrière! Comme tu l’as bien dit, tout remonte à ce texte que j’ai étudié pour ma thèse de doctorat, qui s’intitule Les Évangiles des quenouilles. Il s’agit d’une série, d’une collection de croyances populaires énoncées par de vieilles dames au cours de six soirées. Autrement dit, c’est un texte littéraire, dans un cadre hérité qui parodie le Décaméron de Boccace, et à l’intérieur de ce cadre littéraire on a cette espèce d’amalgame de croyances, d’énoncés brefs qui posent énormément de questions, questions qui ensuite vont se poser au sujet des listes : quelle est la part du pragmatique et du littéraire? Quel est le rapport entre l’oral et l’écrit? En fait, tout au long de ma carrière, et lorsque j’y ai réfléchi hier en préparation à ce dialogue que nous avons, j’ai constaté que je n’ai travaillé que sur du discontinu, que sur de la brièveté, que sur de la mixité et de l’hybridation. Logiquement, puisque Les Évangiles des quenouilles étaient dans un contexte boccacien de recueil de nouvelles, j’ai ensuite commencé à travailler sur les nouvelles et sur les recueils. Ce qui m’a toujours intéressé, aussi, c’est le rapport entre le discontinu et le cadre qui permettait d’unifier ce discontinu. J’ai donc travaillé sur les récits-cadres de ces recueils de nouvelles. C’est au cours de ce travail sur les nouvelles que je suis arrivée au texte qui a tout déclenché à propos des listes, qui est, comme Les Évangiles des quenouilles, un texte de la fin du XVe siècle. Ce texte qui a tout déclenché, c’est Jehan de Saintré d’Antoine de la Sale. Jehan de Saintré, c’est un récit de formation d’un jeune chevalier qui va être initié et éduqué par la dame des Belles-Cousines, tant sur le plan émotionnel et sexuel que chevaleresque. Évidemment, dans l’éducation d’un jeune homme, il y a des duels, des pas d’armes. Inutile de dire que c’est un texte extrêmement discontinu et métissé, et au sein de ce texte il y a une nouvelle. C’est ce qui m’a attirée vers ce texte-là. Le moment qui a été un point tournant, ça a été ce récit de la bataille des chrétiens contre les Turcs lors de la croisade de Prusse. On a dans ce récit la liste de tous les participants chrétiens – les Turcs, ça n’intéresse pas – donc on a une série de noms. J’ai travaillé sur le manuscrit autographe de Jehan de Saintré, qui est très intéressant car l’auteur, Antoine de la Sale, s’adresse en marge à son copiste ou, plus précisément, à son rubricateur, c’est-à-dire celui va être chargé de mettre des petites choses en rouge : des titres, des sous-titres, des marques, etc.  Dans cette liste de participants à la croisade de Prusse, le nom de chaque chevalier est précédé d’un pied-de-mouche (¶) en rouge. Sur la page, on a donc cette série de noms précédés de cette marque rouge et c’est très impressionnant parce qu’on a l’impression de voir l’armée elle-même avec les oriflammes, avec les bannières. Il y a eu cette espèce d’effet liste qui a agi sur moi, et j’ai commencé à me dire « Eh bien tien, c’est intéressant, est-ce qu’il y en a ailleurs? » J’ai ainsi commencé un travail assez systématique de recherche, de relecture de la littérature médiévale qui m’a pris beaucoup de temps et où j’ai amassé un nombre considérable de listes de toutes sortes. Au départ, j’effectuais vraiment un travail de compilation et très rapidement j’ai eu un corpus énorme et la question s’est posée : qu’est-ce que je fais, comment j’aborde ça? Quel est le fil qui va me permettre de tirer et dénouer la pelote? Peut-être que je répondrai à cette question plus tard, pour l’instant je laisserai la parole à mon collègue, afin qu’il explique l’origine de son intérêt pour les listes.

 

OD     Merci Madeleine. Écoutez, je pourrais dire plusieurs choses mais je vais essayer d’être concis dans ma pensée, ce qui n’est jamais facile pour un professeur d’université : c’est toujours un défi pour moi. Je vous dirais qu’on peut prendre plusieurs moments dans l’histoire – ces espèces de changements paradigmatiques – et les choisir comme on veut. Je vais donc subjectivement vous donner une date qui me semble importante et qui est associée à quelque chose de symbolique : 1989. Évidemment, en 1989, c’est la chute du mur de Berlin, mais ce qui est aussi moins connu, c’est que c’est la date où Tim Berners-Lee a inventé le HTML et le HTTP. Comme vous le savez probablement, le réseau Internet existait déjà, ce qu’on appelle le World Wide Web, qui permet de transférer des documents visuels ou sonores, et ce n’est possible que grâce au code qu’invente Tim Berners-Lee. Le World Wide Web apparait en théorie en 1989 et en pratique en 1994. Madeleine parlait de Safari avec les premiers fureteurs, Netscape – ceux qui sont là depuis longtemps, ça vous dit quelque chose et pour les autres, probablement pas – et pourquoi je vous dis ça, c’est parce que c’est le moment où on pourrait dire qu’il y a un monde basé sur l’atome, sur le niveau matériel et atomique, qui s’éteint. C’est le monde du XXIe siècle, un monde basé sur le numérique, qui émerge.

Évidemment, on pourrait trouver d’autres moments de chute, mais c’est celui que je trouve intéressant. Un petit peu plus tard, Nicholas Negroponte du MIT va écrire un livre qui s’appelle Being Digital et va dire qu’on passe d’une économie de l’atome à une économie de l’octet. Évidemment, tout n’est pas octet ; il y a encore beaucoup de matériel qui se transporte dans le monde, la matière existe, mais une bonne partie de l’économie, contrairement à ce qui se passait au XXe siècle, est sur l’octet. Je vous dis ça parce que l’octet nous permet de faire toutes sortes de choses dont la numérisation et dont la perméabilité, l’échange et l’analyse – une espèce d’universalisation – des données. Je dis une espèce d’universalisation des données parce qu’évidemment, identifier des données quand vous avez une base de données ce n’est pas automatique, ce n’est pas clair, d’une base de données à l’autre ce n’est pas la même chose, mais disons qu’en théorie le numérique se parle et peut être échangé. Ce qui se passe c’est que, vers la fin des années 2000, on commence à avoir une certaine quantité de données créées par cette nouvelle économie de l’octet. Petite parenthèse qui me semble intéressante pour les plus jeunes ; quand Google a commencé au milieu des années 90 et jusqu’à très récemment, il y avait la grande question de comment est-ce Google allait faire de l'argent? Les investisseurs leur donnaient de l’argent mais n’avaient aucune idée. Ce modèle d’économie de l’octet n’avait pas encore été créé. C’est un modèle d’une quantité folle d’information sur laquelle on peut jouer et qui sera donc possible un peu plus tard avec l’amélioration de la performance des ordinateurs, qui vont nous donner l’intelligence artificielle, le machine learning, le deep learning, etc. Ce qui arrive maintenant, c’est qu’on commence par une économie de l’octet – parce qu’on a vu comment monétiser l’octet – et par une économie de la séduction à travers les téléphones cellulaires et les ordinateurs qui vont nous donner une somme folle de données. Tout d’un coup, avec des ordinateurs et des serveurs plus puissants, on peut, dans ces listes de données, découvrir des choses nouvelles. On peut par exemple découvrir des patterns sur le comportement humain auxquels on ne pourrait jamais avoir accès par une voie humaine parce que la quantité de données est beaucoup trop grande. Ça nous permet donc de prévoir, souvent, le comportement humain et même parfois de le manipuler. Vous êtes tous au courant de ce qui se fait.

L’immensité des données qu’on a nous permet aussi découvrir de nouvelles choses, encore des listes immenses, comme en médecine, et pose des questions fondamentales sur le droit d’auteur et la vie privée. Vous connaissez la question de la vie privée sur ces bases de données qu’on a, ces listes de renseignements. Il y a d’autres questions aussi intéressantes qui se posent sur, par exemples, les bases de données sur la génomique ; on veut qu’elles soient accessibles, on veut qu’elles soient partagées, on ne veut pas qu’elles soient privées et pourtant c’est maintenant cette économie de l’octet qui devient une économie de l’ADN. Pour aller encore plus loin, là on découvre ces nouvelles listes, ces immenses données sur lesquelles on peut travailler – évidemment quand je dis « on » je parle ici de logiciels – et on peut créer des choses révolutionnaires. Vous avez peut-être entendu parler de GPT-2 et GPT-3, qui sont des logiciels qui vont forer dans d’immenses bases de données de textes, en créer, de ces textes-là, et y reconnaître des patterns qui leur permettent de dialoguer avec des êtres humains. Si vous avez vu certains exemples, c’est loin d’être parfait mais c’est drôlement troublant. On en a fait l’expérience dans ma classe de création littéraire et il y a des choses qui sortent qui sont même touchantes et poétiques. J’ai une étudiante qui a fait un truc rigolo : elle a commencé à faire de l’argumentation philosophique avec la base de données, qui a argumenté avec elle. C’est comme si tout d’un coup, dans ces bases de données qu’on a, qui sont le résultat d’une économie qui se transforme, on a une relation avec l’être humain qui change. GPT-2 et GPT-3 sont troublants mais on peut dire qu’on a une résonance, une quantité d’information humaine, qu’on n’aurait jamais eues auparavant. Évidemment cette résonance n’est pas parfaite parce qui écrit sur Internet? Ce n’est pas le monde entier, ce sont quand même des choses très spécifiques. Ces bases de données – et j’imagine que c’est la même chose avec les listes au Moyen Âge – sont prises dans toutes sortes de biais et de préjugés. Elles sont bâties à travers ces choses-là et les représentent mais elles nous donnent un accès étonnant à une certaine profondeur humaine, jusque-là inaccessible parce qu’il était impossible pour nous de faire quoi que ce soit avec cette quantité folle de données.

 

IA        Merci à tous les deux! J’ai envie de rebondir à partir de ce que tu viens de décrire, Ollivier, et de passer directement à un point que je conservais pour plus tard. On reviendra aux définitions – pour travailler il nous faut des définitions bien solides – mais j’ai envie de m’accrocher à ce que tu as dit et souligner un lien entre vos travaux respectifs, que je redécouvrais cette semaine en parcourant Le commerce des mots de Madeleine. Je suis tombée sur un passage qui fait apparaître ce point de contact et pour lequel tu viens de mettre la table, Ollivier. Tu recours dans l’introduction, Madeleine, à un terme fortement connoté depuis Gérard Genette mais que tu emploies dans un sens un peu différent, un sens premier, lorsqu’il est question du fonctionnement hypertextuel de la liste, que tu associes au fonctionnement général de la littérature médiévale, c’est-à-dire la façon dont, dans le corpus que tu nommes, les listes « se recoupent, se renvoient l’une à l’autre dans un fonctionnement en réseau, qui rappelle celui qui nous est rendu familier depuis peu grâce à l’internet[iv]». Tu écris aussi que ce type de fonctionnement hypertextuel appelle évidemment un type de lecture particulier, un mode que tu as qualifié de « pluridimensionnel[v] » et qui ne peut pas ne pas faire écho avec les modes de lecture qu’Ollivier vient d’évoquer : comment lire ces masses folles de données? Avant de nous intéresser à des questions de terminologie, ça me semble un peu naturel et logique, vu ce que vous venez de dire, de vous entendre sur ce à quoi ressemble la lecture idéale – voire le lecteur idéal – de la liste telle que vous l’entendez.

 

MJ      Le terme que j’utilise maintenant, c’est plutôt « rhizomatique[vi] ». Je vais rebondir sur la question que j’avais laissée en suspens : qu’est-ce que je fais avec cette quantité de choses? Ça rejoint ce qui vient d’être dit. Moi je suis dans l’univers du manuscrit et nécessairement tous ces textes ne sont pas numérisés, donc comment je vais traiter cette quantité de listes que j’ai? En fait, le type de liste qui m’a permis de tracer un fil, d’argumenter, d’articuler une perspective dans cet ouvrage Le Commerce des mots, c’est la liste d’œuvres. Dans le roman Cligès, de Chrétien de Troyes, l’auteur commence par énumérer la liste des œuvres qu’il a composées. À côté de ça, parallèlement, on a le personnage du jongleur ménestrel, qui lui va énumérer les œuvres à son répertoire. Pour moi ça a vraiment été une clé, une porte d’entrée, parce que ça me permettait beaucoup de choses. Ça me permettait d’abord de constater que l’auteur s’identifie soit aux œuvres qu’il a écrites, soit aux œuvres qu’il a à son répertoire. Non seulement il s’identifie à ces œuvres mais il y a une dimension autoréflexive de la liste. On l’a déjà dit [durant le colloque], la liste et l’écriture deviennent, finalement, synonymes. En énumérant, l’auteur jette un regard sur son travail et sa pratique. Ce n’est pas un regard indifférent, c’est un regard d’accomplissement. En dressant la liste des œuvres qu’il a écrites et qu’il a à son répertoire, il veut affirmer sa compétence, son talent, non seulement pour lui-même mais par rapport à ses compétiteurs. On est dans un monde de compétition!

On est dans un monde de compétition, aussi, pour obtenir des faveurs de la part des mécènes. Le titre Le commerce des mots est également à prendre au sens littéral. Ça m’a permis de suivre ce fil, de partir avec la liste des œuvres et de me rendre compte assez vite, en suivant la figure du jongleur ménestrel, que la liste des œuvres est très souvent accompagnée d’une liste des instruments de musique. Il est convoqué dans des festivités et on va avoir, dans ce contexte de réjouissances, la liste des instruments. La liste des instruments de musique est aujourd’hui tellement identifiée au ménestrel qu’il y a même un texte intitulé Huon de Bordeaux où le jongleur s’appelle Instrument. Cette figure du jongleur, c’est une figure d’itinérant, il va d’un endroit à l’autre. Elle s’accompagne donc souvent d’une liste de pays. On a donc déjà des listes d’œuvres, de livres, d’instruments, de pays… La figure de ce personnage itinérant, c’est aussi d’être colporteur. Il n’est pas toujours exclusivement colporteur de ses mots ou de son répertoire et peut devenir, par la même occasion, colporteur de denrées. On a donc là des listes d’objets qui se greffent. Sinon, il est colporteur de toutes sortes de savoir-faire. Là, on a des listes de métiers. Vous voyez alors ce que j’appelle la circulation rhizomatique entre les listes, et ça c’est un mode de lecture.

Un autre mode de lecture, c’est de se rendre compte très vite qu’il y a une dimension topique de la liste de lecture. On reviendra plus tard sur l’intertexte mais, en fait, une liste fait référence à des listes précédentes. Il y a quelque chose qui se cristallise. Non seulement elle fait référence à des listes précédentes mais, très souvent, elle s’inscrit dans des scénarios répétitifs, des scénarios topiques. Elles trouvent un sens dans ces scénarios. Un de ces scénarios, parmi d’autres, ce sont ces scènes de festivités au cours d’un mariage, d’un couronnement ou d’un tournoi où on a une séquence de listes. On a une liste des invités, des tournoyeurs si c’est un tournoi, une liste des instruments de musique des ménestrels, une liste des activités et des métiers pour préparer le repas, éventuellement une liste d’aliments et à la fin une liste des cadeaux qu’on offre aux invités lorsqu’ils partent. Il y a donc quelque chose qui se cristallise et se répète comme ça. C’est cet autre mode de lecture, dans la topicité et dans l’intertextualité. Est-ce que ça répond à peu près à ce que tu demandais, Isabelle?

 

IA       Oui, tout à fait, et je trouve que même si le rhizome permet de rendre compte de façon plus étendue des modes de lecture, « hypertextuel » fait quand même entendre encore la nécessité de lire les listes entre elles, d’une œuvre à l’autre.

 

MJ       C’est ça, donc il y a les deux aspects. Je suis en train de travailler en ce moment sur des listes de tournoyeurs, des récits de tournoi, mais c’est évident que les auteurs connaissent les listes des auteurs précédents et les reprennent ; ils sont constamment en écho par rapport aux autres. J’ai greffé la liste d’objets dont on a parlé et je peux peut-être en dire un mot. Je viens de parler de ces listes d’œuvres des auteurs et des ménestrels ; ce sont des œuvres vernaculaires, en occitan, s’il s’agit de troubadours, ou bien en français. Parallèlement, il y a aussi des livres scolaires, des listes de livres que les étudiants doivent connaître. Il y a un petit texte, par exemple, qui s’appelle Le département des livres – au sens de se départir – où le héros, qui est un étudiant, va d’un endroit à l’autre et comme il n’est pas très sérieux, il va perdre tous ses livres un à un en jouant aux dés. On a donc là une très jolie liste de livres scolaires à l’étude au XIIIe siècle. Si je poursuis dans cette continuité des livres scolaires, j’arrive à la fameuse librairie de l’abbaye de Saint-Victor du Pantagruel de Rabelais, où on a 140 titres d’ouvrages scolaires qui sont évidemment fictifs, des parodies de véritables ouvrages scolaires. Voilà à propos des listes de livres.

À propos des listes d’objets, eh bien elles se greffent là-dessus. Je ne veux pas être exhaustive sur les listes d’objets parce qu’il y a beaucoup à dire aussi mais celles-ci permettent de réfléchir à la relation entre le pragmatique, le factuel, le réel et le textuel. La première liste d’objets en français, on l’appelle De l'oustillement au villain. C’est un petit texte du XIIIe siècle qui énumère les fournitures qu’un ménage doit se procurer au moment de se marier. Des historiens qui n’ont pas beaucoup réfléchi ont dit « Ah, mais mon dieu, le vilain c’est le paysan, et les paysans au XIIIe siècle ne sont pas réellement pauvres parce qu’ils ont cette quantité de fournitures dans la cuisine, dans les chambres, à la grange, etc. », ce qui est évidemment une erreur parce que cette liste témoigne d’une réalité : la réalité de l’industrie humaine, des objets que les gens avaient à leur disposition et des mots qui servaient à les désigner. Il faut vraiment attacher beaucoup d’importance à la dimension lexicographique des listes. Justement, ce premier texte du XIIIe siècle est greffé lui aussi sur une série de listes d’objets de la vie familiale et familière qui remontent au Xe siècle et qui sont des glossaires, du vocabulaire à l’usage des étudiants. Pour développer leur vocabulaire, on énumère des objets de la vie quotidienne. Il y a là ce jeu constant entre le réel et le textuel qu’illustrent les listes. Je termine avec un dernier propos au sujet de ces listes de la vie quotidienne ; c’est qu’après De l'oustillement au villain – et déjà dedans – et jusqu’au XVe siècle avec le Miroir de mariage d’Eustache Deschamps, tous les autres textes qui montrent tout ce qu’un ménage doit acquérir prennent une dimension polémique, argumentative. Ça sert à dénoncer ou critiquer l’état de mariage ; ça rentre dans toute la problématique des textes anti-matrimoniaux et même antiféministes dans le Miroir de mariage, parce qu’évidemment c’est une illustration de toutes les dépenses auxquelles les femmes vous entraînent. Je peux terminer cette intervention sur la dimension argumentative et polémique de ces listes-là ; ça pourra nous servir de transition vers les questions de définition tout à l’heure.

 

IA       Merci Madeleine. Avant de s’attaquer à des questions de terminologie, Ollivier, j’écoutais Madeleine et je me disais qu’aussi étendue soit la masse données sur laquelle on travaille toutes les deux, aussi nombreuses soient les listes croisées dans les récits médiévaux – même des listes autonomes érigées en œuvres autonomes – on est quand même toutes les deux face à une masse de données circonscrite et finie, alors que tes objets de recherche te confrontent à ce que tu viens d’appeler une masse « folle » de données. J’ai l’impression que si le rhizome d’hypertexte, les modes de lecture évoqués et décrits par Madeleine sont sans doute familiers à ta pratique, on est quand même devant un problème qui est à un millier d’années de nos objets et de notre masse finie. Je serais curieuse de t’entendre sur la question de la lecture et de l’appréhension de ces listes.

 

OD    C’est une bonne question. Comme ça, à vif, je dirais que si on parle de lecteur idéal, ça serait une intelligence artificielle. On ne parle plus de lecteur idéal humain, parce que justement la somme de données est trop importante aujourd’hui. Si on parle de lecture dans un sens général – et non dans un sens spécifique comme lire un livre – si on parle de lecture de ce qui se fait comme avec les listes sur lesquelles vous travaillez, qui représentent une sorte de production sociétale de comportements, c’est comme si on était le deuxième lecteur, comme si on recevait une lecture parce qu’on n’arrive plus à la faire, cette lecture. En fait, ça me faisait penser à Walter J. Ong, qui a écrit le livre Orality and Literacy: The Technologizing of the Word[vii]. Selon Ong, il y a la culture orale et la culture écrite, mais il parle déjà – et c’est un livre qui date des années 80, donc bien avant Internet – d’une troisième oralité. Il dit que les nouveaux médias de cette époque-là acquièrent des caractéristiques de la culture orale et de la culture écrite. Je vous dirais donc que c’est un peu ça qui se passe. Ong nous dit qu’une des caractéristiques de la culture orale c’est ce qu’il appelle l’umbilicus mundi, où on est le centre du monde, parce qu’évidemment quand je parle tout doit être autour de moi, les choses se font au fur et à mesure, alors que dans la culture écrite, le monde est devant moi, c’est un objet sur lequel je peux agir. Dans cette troisième oralité, il y a un peu des deux. En fait, c’est ce qu’on voit avec l’informatique ; on écoute ce qu’on nous dit et il y a un peu de cette écoute qui est produit par la technologie, soit le téléphone, les bases de données, les intelligences artificielles, etc. On écoute, et ensuite il y a un impact sur la matérialisation, sur la façon dont on agit sur le monde. C’est beaucoup moins nous qui le faisons que des choses qui se font pour nous et à travers nous. Je vous donne un petit exemple ; avec tous les logiciels d’autocorrect que vous connaissez, on se fait imposer des textes mais aussi une structure et une façon de penser puisque l’autocorrect, avec la base de données, vous impose des choses qui ne sont pas nécessairement ce que vous voulez faire. Il y a aussi l’autotune qui existe en musique et, plus dernièrement, le autocomplete dans vos textos, qui finit la phrase pour vous quand vous écrivez. Ce ne sont pas des choses qui sont fausses! L’autocomplete va se dire « Isabelle a écrit des mots, on est vendredi après-midi et tous ceux qui ont environ son âge et ses caractéristiques écrivent, le vendredi… Si elle a écrit ces cinq mots, il y a 95% de probabilité que les trois derniers soient cela ».

 

IA        « C’est l’heure de l’apéro », par exemple!

 

OD      C’est exactement ça. L’autocomplete regarde que ce que les autres ont écrit pour prédire. C’est cette résonance du comportement humain, à la fois à l’oral et à l’écrit, parce que les textos c’est à la fois oral et écrit. Pour finir, quelque chose de plus anecdotique ; quelque chose sur quoi je travaille depuis longtemps – et c’est difficile de mettre la main dessus, ça me semble évanescent – c’est qui est l’écrivain idéal aujourd’hui? On parle de rhizome,  on parle de bases de données et on parle, ici, d’une fluidité de la plateforme. La fluidité des mots qui renvoient les uns aux autres ce n’est pas nouveau, ça fait longtemps qu’on en parle dans la philosophie, mais maintenant on a une fluidité des plateformes, une liquidité, et on parle peu de ça. La façon d’écrire avec un logiciel de traitement de texte est radicalement différente de la façon d’écrire à la main, premièrement parce que l’effort physique est différent et deuxièmement parce qu’on peut corriger sans arrêt, ce qu’on ne pouvait pas faire à l’époque parce que là les choses se mettent en place automatiquement. Il y a une transformation de la pensée et on parle peu du rôle de l’écrivain dans cette dynamique, dans cette fluidité où il y a absence du geste physique, qui est très important. Les plateformes vont toujours nous imposer des structures, que ce soit le vélin, le manuscrit, etc. Il y avait des choses qui étaient imposées, comme l’accès à l’encre, mais il y a quelque chose ici qui nous est imposé et qui est très universel. Si vous vous rappelez les années 90, il y avait plusieurs logiciels de traitement de texte et ça a été le massacre puisqu’il n’en reste aujourd’hui à peu près qu’un, Word, qui impose une façon de penser, des structures, une façon de corriger, qui vont avoir un impact – dont on parle peu – sur la façon d’écrire, sur le métier d’écrivain, et qui évidemment permet que ces pratiques d’écriture deviennent perméables et s’emboîtent avec toute la structure économique et ontologique de l’informatique. Il y a un espèce de chevauchement qui se fait par rapport à ça. Ce n’est pas seulement comment lire mais aussi comment écrire.

 

IA       Je trouve que ce commentaire, plus généralement sur la plateforme mais aussi sur la tension entre oralité et écriture, rappelle cette possible oralité première, avant les manuscrits, d’une série de listes qui ont peut-être pu servir à la mémorisation pour une performance orale, à laquelle n’est pas destiné le genre du roman ou certains textes qu’on travaille à la fin du Moyen Âge. Il y a là aussi la question de la liste comme mémorisation pour la performance, sur son support écrit ; tu parlais tout à l’heure, Madeleine, de jolies rubriques et de rehauts à l’encre rouge. Il y a cette tension-là qui touche autant au champ de travail de Madeleine qu’à celui que tu viens de décrire, Ollivier. Vouliez-vous ajouter quelque chose sur la question de l’oralité?

 

MJ       Pour cette question de l’oralité et de l’écrit, évidemment toute personne qui a travaillé sur les listes a commencé par lire Jack Goody, c’est-à-dire l’ouvrage La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage[viii], où il a démontré que la liste est un effet de l’écriture. Il est revenu par la suite et a nuancé ses propos mais il a énormément influencé la perception qu’on a eu des listes. Évidemment, il a travaillé sur Sumer, les listes sumériennes et il a observé le pouvoir des listes : elles servent à contrôler politiquement, administrer, lever des impôts, faire des inventaires fiscaux, des inventaires de vente, etc. Par la suite, il a nuancé tout cela en réfléchissant, par exemple, à l’Afrique et aux listes orales des généalogies des panégyries. Là où il a raison c’est qu’une fois écrite, la liste permet la manipulation et la réorganisation et lorsqu’Ollivier parle de la différence quand on écrit avec Word, pour moi, la grosse différence, c’est de faire du copier-coller. Quand j’ai fait ma thèse, j’ai fait du papier collé littéralement : je découpais des morceaux de papier que je collais et que je réagençais. Évidemment, c’est la grande transformation pour moi, ça, de pouvoir travailler avec les traitements de texte.

À propos de cette question de l’écrit, de l’oral et de la mémorisation, c’est sûr qu’il y a cette dimension mnémotechnique. Là encore, à la fin du XIVe siècle, il y a des listes écrites qui servent uniquement à mémoriser la Bible ; chacun des livres de la Bible va être résumé par un mot ou une partie de mot soit qui désigne le début, comme « Gen » pour « Genèse », soit qui fait allusion au contenu de ce livre-là. C’est très court, l’ensemble de la liste est une série de vers avec ces parties de mots. Il faut connaître la réponse car c’est comme une devinette, ce n’est pas lisible, mais ça permet aux gens de mémoriser les livres de la Bible. Évidemment, là, c’est strictement écrit, ça n’a aucune dimension orale.

 

IA        Alors que pour des petits manuscrits, le fantasme du jongleur c’est d’avoir cette liste de mots qui permet l’amorce de la récitation d’un morceau de chanson de geste, encore là une liste de mots qui n’ont aucun sens ailleurs. Ollivier, voulais-tu revenir sur cette question?

 

OD      En fait, moi, c’est surtout la question de la mémoire qui m’intéresse. Voici une courte citation de Pierre Lévy, comme un petit clin d’œil. Il disait : « Comment peut-on avoir une mémoire sans souvenirs ? » Là évidemment il parlait des machines mais ce qui m’intéresse, justement, c’est la relation à la mémoire dans un monde où le numérique est à la fois extraordinairement fluide et extraordinairement permanent, puisqu’il est possible de le copier sans perte. Il est aussi extraordinairement fragile, donc comment conserver le numérique? Comment le lire? Aujourd’hui on utilise certains logiciels, certaines technologies, mais il y a 15 ans on ne pouvait pas lire les bases de données. Plus encore il y a des phénomènes assez intéressants qui se passent actuellement, comme l’absence de la perte. Autant qu’on pourrait théoriquement copier le numérique sans perte, autant il serait aujourd’hui possible de copier un être humain et de ne plus vraiment l’oublier. Toutes ces traces, toutes ces listes que vous créez de vos comportements existent quelque part et pourraient un jour – quoique ça commence déjà à être fait – être remises ensemble et on pourrait créer un petit logiciel d’intelligence artificielle qui reprendrait à la fois ce que vous dites, ce que vous pensez, comment vous parlez et même votre image.

Il y a donc une hyper-fragilité du numérique, qui peut être effacé beaucoup plus facilement que des objets matériels et qui, en même temps, nous permet de garder une mémoire presqu’absolue de ce qui nous entoure. En même temps, c’est très gênant d’avoir une mémoire absolue. Avec des étudiants de Building 21, l’autre fois, on discutait de nostalgie et je leur ai dit que bon, je peux imaginer, dans 50 ans, quand les grands-parents vont dire à leurs enfants qu’à leur époque c’était comme ça, que le monde était plus simple – tous les trucs qu’on dit habituellement – toutes les traces de cette époque seront disponibles. Il y a une espèce de perte du souvenir, une perte de la nostalgie, parce qu’il n’y aura plus besoin de souvenir. L’enfant pourra dire « Attend, laisse-moi voir quel jour c’était. Montréal, 12 janvier 2026… Non, ce n’est pas comme ça que ça se passait! » Là, il y a une transformation profonde et importante qui va se faire. La quantité folle de listes qu’on a, en plus de la capacité à les gérer, va nous forcer à repenser la question de l’oralité parce que l’oralité c’est, quelque part, fondé sur le souvenir et la capacité à oublier.

 

IA       Tu parles de mémoire et ça me rappelle le deuxième texte de présentation du Pouvoir des listes de Madeleine[ix]. La chose est formulée un peu différemment – tu viens d’en parler sous l’angle de la mémoire, Ollivier – mais les quatre auteurs du texte écrivent que dresser une liste, c’est de rendre visible ce qui restait caché ou ce que l’on cache. Ça m’a ramenée à un de mes objets de recherche : les inventaires de trésors médiévaux. Je ne sais pas si vous voyez ce que c’est, un trésor médiéval, mais c’est essentiellement un lieu – dans une cathédrale, un monastère, un résidence de souverain, etc. – où on conserve les biens les plus précieux des lieux et des personnes.  C’est une sorte de lieu de mémoire spirituelle où on conserve, par exemple, des reliques et des livres que l’on ne va montrer que très peu ou jamais. Le trésor, c’est ce qui est enfoui dans un lieu qu’on garde caché, qui n’est pas fréquenté, et dont l’existence est vérifiée, en quelque sorte, par la liste qui en est dressée et qui donne le pouvoir d’imaginer ce qui s’y cache. J’ai l’impression que ça rejoint un peu ce que tu viens de dire de la mémoire.

 

MJ     Souvenons-nous que le lien entre lieu et liste, c’est de cette façon que sont articulés les arts de mémoire. Pour se souvenir, il faut penser à une maison, à toutes ses pièces, aux objets qui y sont. Par exemple, quand un avocat veut se souvenir des éléments de sa plaidoirie, il attribue un aspect de son discours à tel ou tel objet dans la maison – ou le temple, ou le théâtre – et pour se remémorer, il suffit de reparcourir la maison et de dresser la liste de ces objets rattachés à des concepts. C’est la base des arts de mémoire : la pérégrination à travers ces espaces, la spatialisation pour remémorer.

 

IA        Est-ce qu’Arnaud s’invitait à la table ronde? Je veux bien lui passer la parole.

 

Arnaud Bernadet (professeur au DLTC) Je voulais juste venir compléter ce que disait Ollivier, je pensais à une phrase de Duras, où elle dit que la photographie est une prothèse de la mémoire, qu’elle devient une sorte de substitut. En mettant est perspective toute l’histoire des automates qui commence avec la mécanique classique dès le XVIIe siècle et qui aboutit au XIXe siècle, on est dans cette problématique qui est trans-séculaire. En fait, tout ce que tu racontes est dans la poursuite, probablement, de ces questions. C’est juste une petite remarque en annexe.

 

OD      En effet, Arnaud. Toute la question de la transformation de la mémoire, de l’espèce de consommation de la mémoire et de la libération qu’a l’être humain de se souvenir, ce n’est pas un mouvement qui date des vingt dernières années. C’est un mouvement assez profond, qui existe, pourrait-on dire, depuis la culture écrite. Il y a des débats – et je ne sais pas si vous les avez aussi, plus fondamentalement, dans la culture médiévale – à savoir quel est l’équilibre entre libération de l’être humain des actes plus créatifs et une perte profonde de repères mémoriaux. C’est quelque chose qui me semble assez fondamental, d’autant plus que – puisque tu parles d’images, Arnaud – on sait, dans le domaine des études neurologiques, que dès qu’on touche à un souvenir dans la tête de quelqu’un, on le modifie, il n’est jamais tout à fait exact. Là, on pourrait se dire que cette inexactitude du souvenir ramène à la nostalgie, ça nous permet de construire un monde sensible autour de nous mais aujourd’hui, les souvenir sont beaucoup moins cognitifs que des photos, des objets non seulement cadrés et imprimés par la machine mais qui vont finir par transformer nos souvenirs car ceux-ci vont devenir le souvenir de la photo. Le souvenir va rester identique, il va rester copié là à travers le temps. Ça, ça va probablement même transformer le métier d’écrivain puisque nos relations au souvenir, à la nostalgie et à la perte vont s’étioler.

 

IA        Alors a fait les choses un peu à l’envers, on est partis vers la réception de la liste plutôt que sur le plan stricte de sa production, ce qu’on voulait encore peut-être aborder c’était la question de la définition… Allons-y!

 

MJ      Deux mots! Ce sera bref. Tout de suite, je me suis rendu compte qu’il n’est pas possible de définir la liste. C’est ça, c’est tout. Lorsque j’ai eu l’occasion de travailler avec mes collègues du groupe de recherche, c’est un point sur lequel nous étions d’accord tout de suite. Nous n’avons donc pas cherché à définir et nous nous sommes entendus sur un énoncé de travail qui est le suivant : « il s’agit d’un énoncé paratactique ». C’est tout!

 

IA        On est donc encore dans le discontinu, en fait.

 

MJ     Oui, et ça englobe tout! Pourquoi distinguer le catalogue? La seule chose qu’on puisse dire d’une liste, c’est l’effet liste. On ne peut pas se tromper, on le sait, quand on est devant une liste. Sinon, tout énoncé d’ordre général qu’on dit va permettre des exemples contradictoires et on sera contredit. D’autre part, on ne peut pas non plus classer les listes puisqu’elles sont toutes polyvalentes et plurifonctionnelles. Il n’y a pas d’autre chose à dire, en fait.

 

IA       La définition nous ramène encore sur le plan de la production, c’est-à-dire l’effet liste. Ollivier, est-ce que c’est une définition qui te semble recevable, ces termes d’effet liste et de séquence paratactique? C’est de mettre au cœur-même de la liste l’idée de discontinu.

 

OD     Il faudrait que j’y pense. L’effet liste, oui, certainement. Pour le discontinu, je ne peux pas te répondre juste comme ça.

 

IA        Madeleine, tu as donc réglé le cas de la terminologie très rapidement!

 

MJ     Le fait d’avoir travaillé pendant très longtemps, pendant plusieurs années avec un groupe qui n’a fait que penser à cela, ça me l’autorise! C’est une décision collective, aussi, bien sûr. C’est pluridisciplinaire.

 

IA        Tu as dit le mot « catalogue » pour la liste et l’effet liste, moi, je l’associe à l’inventaire, c’est-à-dire dresser la liste de biens après décès. Je ne réduis pas la liste à l’inventaire, mais pour moi, dans mes objets de recherche, ce qui ressemble aux listes, c’est cela. Le catalogue reste une liste et j’ai l’impression qu’il y a peut-être quelque chose – et là est le dernier point qu’on pourrait aborder ensemble – d’une main qui dresse la liste, l’ordonne.

 

MJ      Tu as dit le mot ordonner, alors attention à ça! Dès qu’on se demande quel est le principe d’organisation d’une liste, ou il y en a, ou il n’y en a pas. On ne peut pas arriver à une conclusion qui vaille pour toute une liste, quelque chose d’universel ou généralisable. C’est absolument impossible.

 

IA       Tout à fait. Je vous donne un dernier exemple sur lequel on pourrait clore la discussion et revenir à des pratiques plus récentes. Si on part de ce principe – qui est peut-être un fantasme, aussi – que la liste est une sortie de saisie un peu neutre…

 

MJ      Mais non, ce n’est jamais neutre!

 

IA        Mais qu’est-ce que tu entends par neutre?

 

MJ      Et toi, qu’est-ce que tu entends, par neutre?

 

IA       Je vais donner un exemple de ce que je mets derrière le mot. J’imagine – et je vais donner deux exemples – deux inventaires de librairie. On a le rédacteur de l’inventaire de Marguerite de Flandres, qui va seulement inventorier les livres qu’il tire des coffres, où les livres côtoient différents objets : les avoirs de Marguerite de Flandres. Il va les inventorier sans les classer, sinon, en effet, ce n’est pas tout à fait neutre, selon l’ordre dans lequel il retire les objets des coffres. On peut donc très bien imaginer que ce rédacteur va suivre l’ordre de sortie sans jamais s’intéresser au type ou au contenu des livres qui lui passent entre les mains. On est en 1405, soixante and plus tard, on est encore à la cour de Bourgogne ; Jacques de Brégilles – là on sort de l’anonymat des rédacteurs – rédige un nouvel inventaire des bibliothèques des ducs de Bourgogne, qui s’est considérablement bonifiée en soixante ans. Il va entreprendre, autour du 200e item, de répartir les livres – plus précisément les titres – en différentes rubriques.  En dressant l’inventaire, il va d’abord associer certains livres à ce qu’il appelle les « livres de bonnes mœurs ». Ce n’est pas neutre, bien au contraire ; il y a là la main et l’œil du rédacteur qui dit « Ce livre-là, je l’associe aux livres de gestes, aux livres de guerre, aux romans, etc. » Ce n’est pas du tout la même typologie que la nôtre. J’ai l’impression qu’on a là deux pratiques différentes ; d’un côté un inventaire sec et de l’autre, chez Jacques de Brégilles, un document – qui n’est pas un monument – qui permet aux littéraires et aux historiens de la littérature de réfléchir à des questions qui touchent aux théories de la réception et à la typologie des genres au Moyen Âge, en demeurant conscients que la classification proposée tient à la main d’un rédacteur et à l’œil de celui qui rédige. Cet exemple, il me semble, nous permet de toucher à cette dernière question de la subjectivité et du biais. Je te ramène, Ollivier, à ce qu’on se disait hier à propos du biais que fait voir, de façon plus appuyée, l’analyse des masses de données. Il me semble ici que la question nous permet de toucher à la subjectivité qui ordonne, nécessairement…

 

MJ     Nécessairement! Pour moi il n’y a pas d’objectivité, il y a toujours une main, un regard, des décisions, donc une approche subjective.

 

IA       Oui, il y a quelqu’un qui choisit le filtre à travers lequel analyser, en intelligence artificielle, les masses de données soumises aux algorithmes. On peut entendre Ollivier sur la question de la subjectivité puis revenir, Madeleine, pour une dernière réflexion sur ce sujet ou même sur le lien que tu as fait, dans tes travaux, entre la liste et le sujet.

 

OD     Je suis d’accord avec Madeleine ; je crois que l’erreur – et c’est encore pire dans le monde contemporain – c’est souvent d’imaginer les listes comme neutres, comme objectives. Ça a été l’erreur qui a souvent été faite avec les bases de données. On est en train de corriger cela mais ça a pris du temps, parce qu’évidemment il y a deux façons pour les logiciels d’apprendre : le machine learning, c’est-à-dire le cas plus classiques où il faut identifier les objets – comme avec un enfant, on lui dit ce que les choses sont jusqu’à ce qu’il les reconnaisse – et le deep learning, où les algorithmes arrivent à reconnaître des formes par eux-mêmes. Ce qui est intéressant avec le machine learning c’est qu’il faut identifier les objets. Par exemple, si on veut de la reconnaissance d’image, eh bien il faut identifier des images. On s’est aperçu que les bases de données utilisées pour faire cela étaient soudainement pleines de trucs culturels. Prenons un exemple idiot ; à quel moment était identifiée une jeune de 15 ans comme une femme ou comme une fille, comme une adolescente? Ça peut déraper très rapidement, ce genre de choses-là. On s’est aperçu – parce qu’au début on était peu sensibles à ces choses-là – qu’on créait des bases de données qui étaient efficaces mais qui étaient remplies de préjugés. Le danger, c’est qu’on avait justement l’impression que ces choses étaient objectives! Vous pouvez imaginer toutes les communautés habituelles qui ont été laissées pour compte, c’est toujours les mêmes parce qu’évidemment, qui contrôle toutes ces données? C’est toujours un peu le même groupe de gens et on s’est rendu compte, par exemple, qu’il y avait des problèmes avec la reconnaissance faciale des Afro-Américains dans des logiciels qui évaluent le risque de récidive chez les criminels. Évidemment, les femmes sont aussi laissées pour compte très souvent car les bases de données sont faites avec ce qui se trouve sur Internet et que ça a longtemps été produit par des hommes. Je pense que ce qui est intéressant, c’est que ça nous a montré deux choses. La première, c’est qu’il y a autant de subjectivité dans une intelligence artificielle, si on n’y fait pas attention. Garbage in, garbage out, comme on dit ; si les listes qu’on donne sont mauvaises, les listes qui en ressortent sont mauvaises aussi. La deuxième chose, c’est que tout d’un coup ces listes qui nous semblent extrêmement efficaces – qui sont, par exemples, capables d’aller chercher le meilleur CV pour Google – ont des biais et des préjugés grâce, justement, à leur côté numérique et algorithmique. Ce n’est pas toujours le cas avec les êtres humains. Les gens craignent l’intelligence artificielle comme boîte noire mais la pire boîte noire qui existe, c’est l’être humain ; c’est la plus compliquée à comprendre.

Bref, tout d’un coup, on est capables de corriger ces choses mais il y a un long moment, comme disait Madeleine, où on a cru que puisqu’on informatisait, ça rendait objectif. Ce n’est évidemment pas vrai, puisque tout part de la façon dont on informatise. On pourrait alors se poser la question sur des choses encore plus fondamentales. On a parlé tout à l’heure des logiciels de traitement de texte : on pourrait poser la question des GPS, de toutes sortes de logiciels qui aident nos vies. Certaines étudiantes travaillent sur Tinder, par exemple, qui guide, d’une certaine manière, nos relations émotives. Ces bases de données sur lesquelles sont basés les logiciels ne sont pas parfaites, ne sont pas objectives et ne tiennent pas en compte toutes les subtilités du comportement humain. Le problème, c’est que ça s’ancre ensuite dans notre comportement – et je vais finir là-dessus – c’est le même principe que les logiciels d’aide à la prise de décision, qui deviennent des logiciels de prise de décision. C’est une espèce de glissement qui est très dangereux et on a incrusté des biais dans quelque chose de fondamental. Le danger, il est là.

 

IA        C’est très parlant. Ce que tu décris, c’est ce qu’on imagine qui est très proche – possiblement le plus proche – de la neutralité, le logiciel qui est dépourvu de subjectivité humaine. C’est ce qu’on évoquait plus tôt ; on est dans le fantasme de la pratique neutre. Je ne sais pas si tu voulais revenir, Madeleine,  pour conclure sur la question de la liste et du sujet.

 

MJ     J’ai parlé de la liste d’œuvres comme d’une façon pour l’auteur et l’interprète de se mettre en valeur mais on a, parallèlement, du XIIe au XVIe, des listes de bons auteurs. On se rend compte très vite qu’on établit un canon ; qui est-ce qu’on inclut dans les listes, qui est-ce qu’on rejette? Qui est-ce qui décide de la liste, de qui est inclus ou rejeté? C’est extrêmement intéressant et moi je les ai suivies, ces listes-là jusqu’à la Pléiade : il y a là un débat sur qui est-ce que Ronsard et les autres vont choisir de rejeter et aussi, par exemple, sur à partir de quel moment les troubadours ne sont plus inclus dans les listes d’auteurs, parce qu’avec Pétrarque ils y sont toujours. On peut donc faire une histoire littéraire des auteurs du Moyen Âge et du canon à travers ces listes d’auteurs qui parcourent la période. Ça m’intéressait de clore avec ces listes qui sont éminemment représentatives de la subjectivité littéraire.

 

IA        Pour bien clore et tirer sur toutes les ficelles, j’écrivais à un organisateur [du colloque Aménager la liste] après avoir lu ce matin dans La Presse un article de Chantal Guy[x] sur les listes de lecture de classiques fantasmées des jeunes caquistes et ce qu’on dit, justement, c’est comment faire le tri? C’est encore cette question des canons ; on pense à ces listes de lectures obligatoires qui vous ont tous fait grincer des dents pendant le baccalauréat!

***

Le comité éditorial de Verbatim grince en effet des dents au souvenir de ces listes et tient à remercier les participant.e.s au colloque Aménager la liste ainsi que les professeurs siégeant à cette table ronde : Isabelle Arseneau, Madeleine Jeay et Ollivier Dyens. Merci également au Département des littératures de langue française, de traduction et de création et à l’ADELFIES pour leur soutien lors de l’organisation de cet événement et du processus de publication subséquent.

 

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[i] Madeleine Jeay, Le Commerce des mots. L’usage des listes dans la littérature médiévale (XIIe-XVe siècles), Genève, Droz, 2006, 552 p.

[ii] Étienne Anheim, Laurent Feller, Madeleine Jeay et Giuliano Milani (dir.), Le pouvoir des listes au Moyen Âge – II. Listes d'objets, listes de personnes, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2020, 320 p.

[iii] Ollivier Dyens, Metal and Flesh. The Evolution of Man – Technology takes Over (Evan J. Bibbee, trad.), Cambridge, MIT Press, 2001, 178 p.

[iv] Madeleine Jeay, op. cit., p. 11.

[v] Idem.

[vi] Dans la théorie philosophique de Gilles Deleuze et Félix Guattari, un rhizome est un modèle descriptif et épistémologique dans lequel l'organisation des éléments ne suit pas une ligne de subordination (comme dans une hiérarchie) avec une base (ou une racine, un tronc), offrant l'origine de plusieurs branchements, mais où tout élément peut affecter ou influencer tout autre. La structure évolue en permanence, dans toutes les directions horizontales, dénuée de niveaux. (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Éditions de minuit, 1980, 645 p.)

[vii] Walter J. Ong, Orality and Literacy. The Technologizing of the Word, Sussex, Psychology Press, 2002, 204 p.

[viii] Jack Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage (Jean Bazin et Alban Bensa, trad.), Paris, Éditions de minuit, 1979, 272 p.

[ix] «Listes d’objets et de personnes », dans Étienne Anheim, Laurent Feller, Madeleine Jeay et Giuliano Milani (dir.), Le pouvoir des listes au Moyen Âge – II. Listes d'objets, listes de personnes, op. cit., p. 5-18.

[x]Chantal Guy, « Le culte des listes », La Presse, 19 mars 2021, [en ligne],
https://www.lapresse.ca/arts/litterature/2021-03-19/romans-quebecois/le-culte-des-listes.php [consulté le 3 mars 2021].