La littérature médiévale, grande génératrice de mèmes : Un travail de vulgarisation et de création
La littérature médiévale, grande génératrice de mèmes :
un travail de vulgarisation et de création

Introduction
Si Internet est un outil incroyable pour faciliter la recherche et la communication à des fins productives, il faut dire que c’est aussi un puits sans fond en matière de distractions, particulièrement depuis l’apparition des mèmes. Très simple à ses débuts, le mème Internet a aujourd’hui évolué en ce que certains considèrent être une véritable forme d’art.
Un phénomène qui a pris de l’ampleur ces dernières années est celui du mème médiéval. Il est aujourd’hui si populaire que des sites Web lui sont entièrement dédiés et que des sous-catégories de mèmes médiévaux ont fait leur apparition : rechercher sur Google « medieval baby memes » renvoie autour de 14 millions de résultats, « medieval cat memes » en renvoie près de 13 millions et « black death memes », 161 millions. D’où vient cette fascination des internautes (et, plus précisément, des créateurs de mèmes) pour le Moyen Âge ?
Nous chercherons à comprendre pourquoi la littérature médiévale est une si grande génératrice de mèmes Internet. Pour ce faire, il nous faudra tout d’abord clarifier ce qu’est un « mème », puis présenter quelques caractéristiques essentielles au « bon » mème. Par conséquent, nous verrons comment les particularités des œuvres littéraires du Moyen Âge en font de bons sujets de mèmes.
Qu’est-ce qu’un mème ?
Construit à partir de « mimema » (« imitation » en grec ancien ») et « gène », le terme « mème » est une invention du biologiste et éthologiste britannique Richard Dawkins[i]. Celui-ci écrit dans Le Gène égoïste (1976) que, tout comme l’évolution biologique d’une espèce dépend de la survie de ses gènes dominants, l’évolution d’une culture dépend de la transmission de ses meilleurs mèmes[ii]. Si le mème est aujourd’hui indissociable du « mème Internet » et des réseaux sociaux, ce terme peut être appliqué à tout comportement ou image que l’humain aurait naturellement tendance à reproduire. On pourrait, par exemple, considérer que toute mode vestimentaire ou courant littéraire est constitué de mèmes.
Nous allons cependant concentrer notre attention sur cette seconde définition du mot « mème » donnée par le Grand Robert : « Image, vidéo ou texte humoristique se diffusant largement sur Internet, notamment par le biais des réseaux sociaux, et faisant l'objet de nombreuses variations.[iii] »
« KILROY WAS HERE »
Un tel phénomène fait toutefois son apparition bien avant l’arrivée des réseaux sociaux, au cours de la Seconde Guerre mondiale : l’image de Kilroy, un bonhomme chauve au grand nez, dont l’omniprésence se fait rassurante.
Cette image – le plus souvent accompagnée de l’inscription « Kilroy was here » ou d’une plainte humoristique par rapport au manque ou à la piètre qualité des provisions fournies aux soldats (« Wot, no sugar ? ») – a été retrouvée partout, de Glasgow à Okinawa, en passant par Berlin et Casablanca[iv] : peu importe où étaient envoyées les troupes, Kilroy y était déjà. Alors que les soldats se trouvaient du jour au lendemain dans des régions du monde dont ils n’avaient parfois jamais entendu parler, loin de toute personne et de tout lieu qui leur soient familiers, ce mème véhiculait une solidarité entre personnes n’ayant autrement rien en commun.
Longtemps après la signature des traités de paix, Kilroy continue de faire partie de l’imaginaire collectif. On trouve encore des clins d’œil à ce vieux mème en musique, à la télévision et dans des jeux vidéo.
Ce qui fait un « bon » mème
Bien que le concept du mème soit assez simple, comprendre ce qui peut faire le succès d’un mème Internet l’est moins. Comment déterminer si une image a le potentiel de devenir virale ou non ? Comment deviner qu’un mème sera partagé plutôt qu’un autre ? Qu’est-ce qui fait un « bon » mème ? Heureusement pour nous, plusieurs études se sont penchées sur le sujet.
En général, les internautes s’entendent sur le fait qu’un « bon » mème Internet doit être concis (le mème doit s’en tenir à un minimum de mots) et polyvalent (l’image à la base du mème Internet doit pouvoir être reprise dans une multitude de contextes différents)[v]. Colin Lankshear et Michele Knobel, deux universitaires australiens qui se sont penchés sur l’aspect éducatif d’Internet, retiennent cependant aussi une troisième caractéristique essentielle au « bon » mème : l’intertextualité[vi]. Il semble que la majorité des internautes préfère un mème plus complexe, comprenant plusieurs références distinctes, à un mème Internet plus simple. Voyons-en un exemple ci-dessous :
Ce mème médiéval, qui représente une tapisserie où l’on voit un personnage culbuter et l’inscription « tu as été roulé par Richard », peut sembler absurde et ne présenter aucun élément humoristique pour une personne qui n’est pas familière avec la tradition des mèmes Internet. Pour un connaisseur, cette image présente au contraire plusieurs références intéressantes, tant à l’histoire médiévale qu’à d’autres mèmes. Tout d’abord, on y voit un texte écrit dans une langue et une police archaïques : l’anglais qu’on voit ici est celui parlé au Moyen Âge, ou du moins, dans l’imaginaire des internautes non-médiévistes. On peut également y reconnaître des éléments de la tapisserie de Bayeux, produite au XIe siècle, qui représente plusieurs évènements historiques, dont la conquête normande de l’Angleterre[vii]. En plus d’être une œuvre importante dans l’histoire médiévale, cette tapisserie est pratiquement à l’origine du courant des mèmes médiévaux[viii], depuis qu’un site Internet a été lancé en 2003, spécialement pour que des internautes puissent générer des mèmes à partir d’éléments de la tapisserie de Bayeux[ix]. Enfin, ce mème est bien sûr une adaptation au goût médiéval du « Rickroll », phénomène Internet qui a connu un essor important entre 2007 et 2008[x] et qui consiste en un simple canular : l’internaute qui se fait avoir clique sur un lien erroné et se retrouve à écouter (ou réécouter) la chanson Never Gonna Give You Up de Rick Astley sur YouTube[xi] plutôt que d’arriver sur la page Web qu’il pensait atteindre.
Derrière un mème Internet en apparence simple et absurde peuvent ainsi se cacher plusieurs références historiques ou culturelles et parfois même une touche de nostalgie. La capacité de cette forme d’imiter, de parodier, de pasticher explique en partie pourquoi il a été avancé qu’il s’agit d’une nouvelle forme de communication[xii] – et même, selon certains, d’une nouvelle forme de littérature[xiii].
Le contenu de l’œuvre médiévale à la base de mèmes
Un des éléments principaux de la littérature médiévale repris par les internautes est celui de la (pseudo-)langue archaïque[xiv]. L’anglais, véritable lingua franca de l’univers des mèmes Internet, comme le français, a subi de nombreux changements depuis le Moyen Âge. Sans toujours faire l’effort de s’informer sur l’évolution de la langue, les créateurs de mèmes médiévaux ont recours à un « pseudo-moyen-anglais » dans leurs créations[xv]. Le mème consiste parfois simplement en la transposition des paroles d’une chanson en cette langue du mème médiéval.
Quelques lignes de la célèbre chanson U Can’t Touch This de MC Hammer[xvi] sont ici retranscrites dans ce « pseudo-moyen-anglais » : les paroles « You can’t touch this! Stop! Hammer time! » deviennent « Thou can not toucheth this! Stop! Tis be the time of hammer! » D’autres internautes ont poussé le mème plus loin, en adaptant non seulement l’ensemble des paroles de chansons modernes, mais aussi la mélodie, le rythme et les instruments musicaux utilisés. Tout est mis au goût médiéval pour donner en 2020 un nouveau genre musical : le « bardcore[xvii] ». Ces reprises sont généralement accompagnées d’une image qui pourrait très bien être un mème médiéval en soi.
Il faut noter que ce « néomédiévalisme » ne se limite pas aux mèmes Internet : cette tendance peut également être observée au cinéma, à la télévision et dans les jeux vidéo modernes[xviii] – entre autres, ces dernières années, avec des productions comme Game of Thrones ou The Witcher. Le Moyen Âge fascine surtout par son caractère radicalement différent du monde que nous connaissons aujourd’hui. Alors que les films et les séries télévisées retiennent surtout le côté romantique et « glamour » qu’ont à offrir les récits médiévaux[xix] (on peut penser ici aux chevaliers, à leur épée, à leur fidèle destrier, à la féodalité, à l’amour courtois, etc.), les mèmes servent en quelque sorte de contre-texte à cette image hollywoodienne du Moyen Âge. Beaucoup de mèmes médiévaux jouent ainsi avec le côté plus sombre de l’époque. La peste noire, l’analphabétisme, l’hypocrisie de l’Église et les pratiques médicales déplorables ne sont que quelques exemples de sujets beaucoup plus courants dans les mèmes Internet qu’à la télévision. Ces mèmes traitent généralement avec légèreté et humour des sujets très sombres.
Il arrive aussi que le mème médiéval prenne comme sujet, en plus des langues, des coutumes et des récits qui figurent dans les manuscrits de l’époque, des éléments faussement ou exagérément attribués à l’époque médiévale. La chasse aux sorcières, sujet fort populaire chez les créateurs de mèmes, est associée à tort au Moyen Âge : ce n’est véritablement qu’au XVIe siècle que commencent à s’organiser en masse à travers l’Europe des procès pour sorcellerie[xx]. Il arrive aussi régulièrement que des internautes publient des mèmes anachroniques dits « médiévaux » basés sur des images représentant plutôt des personnages des XVIe au XVIIIe siècles. Bien que la production littéraire médiévale, qui s’étend sur de nombreux siècles et pays, ait amplement de quoi inspirer les mèmes, force est de constater que le Moyen Âge est une période historique souvent mal comprise.
L’art médiéval à la base de mèmes
Au-delà de ce qui peut y être écrit, les manuscrits médiévaux comportent un autre élément pouvant inspirer le mème : l’enluminure. Bien que certaines illustrations obscènes (les drôleries à caractère sexuel ou scatologique, entres autres, sont courantes dans les manuscrits illustrés) y figurent à des fins comiques[xxi], il arrive qu’on trouve certaines images « accidentellement » drôles. Ainsi, on se retrouve avec ce qui semble être une Vierge Marie choquée par l’apparence de son enfant, un cheval obèse déprimé par la mort de son chevalier ou encore un homme complètement indifférent au fait d’être poignardé en pleine tête.
Il n’y a ici rien qui puisse nous indiquer que l’intention de l’illustrateur était d’amuser le lecteur grâce à ces images. Ce sont plutôt les proportions et les expressions des personnages représentés qui font rire. La décontextualisation de ces enluminures leur confère une malléabilité qui en fait des sujets parfaits pour un mème Internet. Dépourvues de leur contexte original, ces images seules n’ont aucun sens : chaque internaute est alors libre d’en faire ce que bon lui semble.
Plutôt que de créer un nouveau modèle de mème Internet à partir d’une illustration datant du Moyen Âge, certains internautes préfèrent pasticher des modèles préexistants.
Le style artistique aisément reconnaissable de l’époque ainsi que la tradition des enluminures médiévales se prêtent bien à cette pratique. À la suite de l’invention de l’imprimerie en Europe, les illustrations tracées à la main disparaissent graduellement des livres pour faire place aux gravures réalisées par des illustrateurs professionnels[xxii]. Ces images deviennent progressivement plus complexes, ce qui rend la tâche de les dissocier de leur contexte original, et par extension, d’en faire des mèmes, beaucoup plus difficile. On est alors confronté à la perte d’une des caractéristiques essentielles du mème : la polyvalence.
Conclusion
Bien que la popularité croissante du mème médiéval permette aux internautes d’apprécier le Moyen Âge sous un angle plus léger et humoristique que celui qu’on retrouve dans les documentaires ou les salles de classe, elle met aussi en évidence le fait que l’époque est mal comprise. Lorsqu’on ne lui attribue pas à tort toutes sortes d’évènements ou de coutumes, on sursimplifie ses textes et ses images. D’un côté, le gain en popularité du mème médiéval peut éveiller la curiosité des internautes et leur donner envie d’en apprendre davantage au sujet de cette époque et de sa littérature. De l’autre, cet essor contribue aussi à la perpétuation de stéréotypes voulant que le Moyen Âge soit une période sombre, et sa littérature, rudimentaire.
[i] Mark A. Jordan, « What’s in a Meme? », Richard Dawkins Foundation for Reason & Science, [en ligne]. https://www.richarddawkins.net/2014/02/whats-in-a-meme/ [mis à jour le 4 février 2014]
[ii] Traduction libre à partir de Richard Dawkins, « meme », Merriam-Webster, [en ligne]. https://www.merriam-webster.com/dictionary/meme [consulté le 6 décembre 2020]
[iii] « mème », Le Grand Robert de la langue française, [en ligne]. https://grandrobert.lerobert.com/robert.asp [consulté le 6 décembre 2020]
[iv] Vox, « The World War II meme that circled the world », YouTube, [en ligne]. https://www.youtube.com/watch?v=AFw8MSF7yE4 [mis à jour le 11 décembre 2015]
[v] Madison Cole, « What makes a meme go viral? », Medium, [en ligne]. https://medium.com/@madisonicole/meme-ology-studying-patterns-in-viral-media-f1931b3d1c7e [mis à jour le 21 janvier 2018]
[vi] Liisi Laineste et Piret Voolaid. « Laughing across borders: Intertextuality of internet memes », European Journal of Humour Research, vol. IV, no 4, p. 32.
[vii] Musées de Bayeux, « la tapisserie de Bayeux ou l
’histoire brodée de la conquête de l’Angleterre en 1066 », B3, [en ligne]. https://www.bayeuxmuseum.com/la-tapisserie-de-bayeux/decouvrir-la-tapisserie-de-bayeux/ [consulté le 8 décembre 2020]
[viii] norsehorse89, « Medieval Tapestry Edits », Know Your Meme, [en ligne]. https://knowyourmeme.com/memes/medieval-tapestry-edits [consulté le 8 décembre 2020]
[ix] Voir « Historic Tale Construction Kit - Bayeux », [en ligne]. https://htck.github.io/bayeux/ [consulté le 6 décembre 2020]
[x] Jamie Dubs, « Rickroll », Know Your Meme, [en ligne]. https://knowyourmeme.com/memes/rickroll [consulté le 9 décembre 2020]
[xi] Rick Astley, « Never Gonna Give You Up », YouTube, [en ligne]. https://www.youtube.com/watch?v=dQw4w9WgXcQ [consulté le 9 décembre 2020]
[xii] Madison Cole, « What makes a meme go viral? ».
[xiii] À ce sujet, voir Aneeq Ejaz, « Are Internet Memes a New Form of Literature? », Quillette, [en ligne]. https://quillette.com/2016/11/28/are-internet-memes-a-new-form-of-literature/ [mis à jour le 28 novembre 2016] et Kenneth Goldsmith, « The Writer As Meme Machine », The New Yorker, [en ligne]. https://www.newyorker.com/books/page-turner/the-writer-as-meme-machine [mis à jour le 22 octobre 2013]
[xiv] Oskari Raivio, Classical Art Memes as an Affinity Space, mémoire de maîtrise, Université de Helsinki, 2016, p. 16-17.
[xv] Ibid.
[xvi] MC Hammer, « U Can’t Touch This », YouTube, [en ligne]. https://www.youtube.com/watch?v=otCpCn0l4Wo [consulté le 8 décembre 2020]
[xvii] Voir, par exemple, Hildegard von Blingin', « Jolene (Bardcore | Medieval Style) », YouTube, [en ligne]. https://www.youtube.com/watch?v=ugqQlB5fpuc [consulté le 6 décembre 2020]
[xviii] Carol Cusack, « Neomedievalism in the Media: Essays on Film, Television and Electronic Games by Carol L. Robinson and Pamela Clements (review) », Parergon, vol. XXX, no 1, p. 313-314.
[xix] Ibid.
[xx] Marie Mougin, « La chasse aux sorcières n'est pas le fait du Moyen Âge... », France Inter, [en ligne]. https://www.franceinter.fr/culture/la-chasse-aux-sorcieres-la-face-cachee-de-la-renaissance [mis à jour le 4 décembre 2018]
[xxi] Marie Dupuy et Mathilde Grodet, « Grivoiserie, pornographie, scatologie : introduction », Questes, no 21, 2011, p. 10-12.
[xxii] Cette pratique se répand notamment avec la montée en popularité du roman, aux XVIIIe et XIXe siècles. À ce sujet, voir Chris Russell, « A Brief History of Book Illustration », Literary Hub, [en ligne]. https://lithub.com/a-brief-history-of-book-illustration/ [mis à jour le 14 janvier 2016]