Imaginaire de la fin et conscience apocalyptique dans Le Fil des kilomètres et Le poids de la neige de Christian Guay Poliquin

Imaginaire de la fin et conscience apocalyptique dans Le fil des kilomètres et Le poids de la neige de Christian Guay Poliquin

Lorsqu’on porte attention aux romans régionalistes québécois de la première moitié du XXe siècle – romans du terroir –, on se trouve devant un ensemble d’œuvres qui reflètent le désir de légitimer le mode de vie canadien-français, de fournir à ce peuple sa culture, distincte de celle de la France.  Grossièrement résumé, le roman du terroir fait la promotion d’un mode de vie rural, en opposition au mode de vie urbain. Francis Langevin en récapitule la syntaxe narrative : « la chaîne de la donation rompue par la désertion du fils, l’exil en ville, espace de corruption, l’échec de la vie libérale et individualiste et, finalement, le retour heureux à la terre, qui répare les déceptions et referme la boucle de la dépossession[i] ».

Les valeurs véhiculées par ces œuvres s’accordent avec l’agenda politique et les préoccupations nationalistes de l’époque. Si la production littéraire québécoise actuelle a pu s’émanciper de cette tendance, les œuvres de Christian Guay-Poliquin –  soit Le fil des kilomètres, Le poids de la neige et Les ombres filantes, toutes trois parues aux éditions de La Peuplade –, en situant les protagonistes au sein de crises humaines et environnementales, témoignent de l’inquiétude généralisée liée à la crise climatique qui marque notre époque.  Les romans de Guay-Poliquin semblent ainsi se déployer en réponse au grand récit capitaliste et au développement industriel, dont ils prévoient l’effondrement imminent. Cet article se restreindra à l’étude des deux premiers romans de l’auteur, Le fil des kilomètres et Le poids de la neige, et cherchera à montrer comment ceux-ci, en renouvelant la représentation de la région et en sollicitant un imaginaire de la fin, témoignent d’une conscience apocalyptique et en font usage de manière structurante. Après une mise en contexte et une définition de l’imaginaire de la fin, il faudra analyser la manière dont la conscience apocalyptique modifie la temporalité de la narration, puis, de manière analogue, considérer comment l’espace se négocie et témoigne de cette même conscience.

Bien que ce ne soit jamais clairement mentionné, les trois romans de Christian Guay-Poliquin forment une suite. Le premier met la table : la panne d’électricité qui se poursuit au cours des trois romans commence, le narrateur prend la route dans l’objectif de rejoindre son père avant qu’il ne soit trop tard et que ce dernier perde la mémoire. Le second reprend le dénouement du premier dans lequel le narrateur a un accident de voiture en tuant le vieux mécanicien du village (que le lectorat comprend être son père) et se blesse gravement aux jambes. L’hiver tombe, le narrateur se retrouve coincé dans une véranda où un vieil homme veille à sa guérison alors que la neige s’accumule. Ce sont là donc des « fictions d’anticipation », similaires à celles que Guay-Poliquin décrit dans son mémoire de maîtrise[ii], qui s’inscrivent dans le genre de la dystopie, tout en s’en distinguant puisqu’elles ne sont pas à proprement parler politiques. En effet, elles présentent un futur imminent apocalyptique, mais les personnages ne posent pas de gestes contre les détenteurs de pouvoir, puisque ce futur, en quelque sorte, est de nouveau déterminé par la loi du plus fort et les éléments naturels : en réponse à la crise, les personnages priorisent leur propre survie. Ces fictions d’anticipation évacuent le politique et illustrent donc les conséquences de la crise à l’échelle de l’individu, du témoin : « tout se passe comme s’il ne restait d’autre pouvoir à la littérature que celui de témoigner des signes du monde courant à sa perte[iii] ». Il faut également spécifier que les lieux dans les deux romans ne sont pas nommés.

Le fil des kilomètres se déploie alors que l’apocalypse commence sous forme de panne d’électricité. De prime abord, il n’y a là rien d’inquiétant, mais l’électricité est le fondement même de l’industrialisation : la panne perdure et paralyse la société. Il est à la fois impossible et inenvisageable de continuer de travailler :

Si l’électricité est rétablie et que les cheminées de la raffinerie se mettent à cracher du feu de nouveau, je devrai être au garage dans moins de quatre heures. Ce sera le café puis les bottes de travail. Le garage, l’humidité du plancher de ciment et les outils huileux. Les entrailles des camions et l’ampoule au-dessus de ma tête. Puis, un peu plus tard à midi, au hangar avec les autres, ce sera le sandwich, l’odeur de la moutarde, le goût fade de quelques vieux radis et une cannette de bière dans un gobelet à café. La reprise du travail une demi-heure après, le ventre plein. La pause cigarette de l’après-midi, le coup de fatigue. À dix-huit heures, le retour. La maison crasseuse, l’eau chaude de la douche puis les quinze minutes de marche jusqu’à ce bar peuplé de visages[iv].

Le travail de mécanicien du narrateur est celui de l’éternelle répétition, caractéristique de la vie d’ouvrier en régime capitaliste. La panne devient pour lui l’échappatoire qui lui permet de sortir de l’aliénation ainsi qu’un prétexte pour se mettre en route vers son père. Le motif du retour à la terre, au père, est central au régionalisme : il répond à un échec, celui de la vie en ville. Dans le cas du Fil des kilomètres, l’échec est de plus grande envergure : il concerne l’ensemble de la société. Pour le narrateur, le retour à la terre n’est pas fructueux comme il le serait dans la syntaxe narrative du roman du terroir. À la fin du roman, le narrateur subit un accident de voiture, dans lequel il se blesse gravement aux jambes en percutant et en tuant un homme qui se révèle plus tard être son père.

Ici s’installe le début du Poids de la neige, où le narrateur (qui se trouve dans la même posture que le narrateur du Fil des kilomètres à la fin du roman) est laissé aux soins de Matthias, vieil homme qui s’est retrouvé au village par coïncidence et qui ne désire que de retourner en ville pour rejoindre sa femme. Les deux personnages se retrouvent coincés dans l’hiver qui s’éternise et sous la neige qui s’accumule. Le poids de la neige reprend des thématiques régionalistes dans la mesure où la beauté de l’hiver québécois est mise de l’avant. Toutefois, ce régionalisme est altéré, car la neige tombe sous le signe de l’apocalypse et de la mort probable : comment survivre à l’hiver, sans électricité, sans chauffage ? Si Le fil des kilomètres montre la mise en échec de la vie urbaine et le retour à la terre par un éloignement du centre vers la périphérie, Le poids de la neige met à mal la vie en région. Le retour est radical, ancré dans la réalité de l’hiver : il faut trouver le moyen d’y survivre sans les dispositifs technologiques que l’être humain a inventés.

Ainsi se déploie dans les deux romans un « imaginaire de la fin », tel que théorisé par Bertrand Gervais dans son essai L’imaginaire de la fin : temps, mots et signes. Gervais y défend qu’il est impossible de représenter la fin en tant que telle : « La fin se manifeste comme un ensemble de signes et d’indices, un événement jugé imminent. Or, c’est un événement qui ne peut jamais advenir à moins d’annihiler le sujet qui l’anticipait[v] ». Les deux romans s’articulent donc autour de l’anticipation de la fin, de la conscience que celle-ci est imminente. Le narrateur du Fil des kilomètres constate par bribes que la société se désagrège, lors des arrêts qu’il effectue pour trouver de l’essence. La décomposition du pouvoir des figures d’autorité est également symptomatique de l’effondrement de la société : 

La police est débordée. Durant les derniers jours, nos effectifs ont eu beaucoup de difficulté à maintenir l’ordre dans les grandes villes. C’est la confusion. Des groupes en profitent pour se livrer au pillage. D’autres pour faire la loi. On a reçu l’ordre de venir filtrer la circulation sortante et de bloquer les entrées sur le territoire. (FK, 98)

Dans Le poids de la neige, l’imaginaire de la fin est perceptible par le motif de la destruction. Pour survivre à l’hiver, Matthias et le narrateur doivent détruire les meubles et des parties de la maison : « Pour nous chauffer, nous avons désormais brûlé la plupart des meubles de la maison ainsi que les tablettes, les rampes d’escalier et les portes des chambres[vi] ». De manière plus générale – nous le verrons dans les prochaines sections – l’imaginaire de la fin et la conscience apocalyptique prennent forme dans les deux romans dans leur manière de traitela temporalité et l’espace.

Temporalité

La temporalité, aussi bien dans Le fil des kilomètres que dans Le poids de la neige, ne se mesure plus selon les heures et les jours. Elle s’installe selon les codes de l’apocalypse, selon ce qui régit désormais la vie des personnages, et forme la structure même des deux romans. Dans le premier, il s’agit des kilomètres parcourus, et dans le second, des centimètres de neige qui tombent. Par là devient tangible la conscience apocalyptique, la conscience que la société que l’on a connue n’est plus : le temps n’avance plus selon la construction sociale des heures ou selon l’impératif capitaliste. Il y a déplacement de la perception du temps : on revient à une représentation du temps cyclique, déterminée par les impératifs du corps et ceux de l’environnement. La manière qu’ont les personnages de percevoir le temps qui passe se trouve changée : « Je me rends alors compte que ça fait longtemps que mes journées ne sont plus découpées en heures. Le temps est devenu une espèce de magma visqueux entre l’éveil et le sommeil » (PN, 168). Bertrand Gervais parle d’un présent itératif : le passé et le futur seraient évacués, ne laissant place qu’à un présent qui s’étire. Comme nous l’avons vu plus tôt, « le temps est la loi qui gouverne cet imaginaire[vii] ». L’imaginaire de la fin marque une rupture entre un avant et un après : « Ce que le Temps de la fin signale, par son existence même, est la nature transitive de cette situation. La fin est toujours la fin de quelque chose, que ce soit le sujet, son monde ou le Monde[viii] ». Dans les deux romans, ce n'est pas la fin du Monde qui se met en marche, mais plutôt la fin d’un monde, celui structuré par le néolibéralisme et le capitalisme. Il y a donc la possibilité d’un monde nouveau. Cette rupture entre l’avant et l’après est cependant suffisamment importante pour causer l’effondrement de la société, qui se transpose en un effondrement des repères des personnages. La question de la mémoire jaillit alors. Dans Le fil des kilomètres, la mémoire est mise à mal : elle est incarnée par le père, qui perd ses souvenirs. En quelque sorte, prendre la route, pour le narrateur, c’est une manière – en plus de revoir son père avant qu’il ne meure – de récupérer cette mémoire, d’en assurer la conservation, la filiation. Cependant, la fin œdipienne du roman signale la mise en échec de la mémoire, puisque le fils, qui doit porter l’héritage du père, le tue. Le retour devient inutile, car le narrateur n’a pas trouvé ce qu’il cherchait :

Le type dit qu’on finit tous par revenir, un jour ou l’autre. Que nous sommes trois clowns qui retournons d’où nous venons. Quand plus rien n’est sûr. Et qu’on espère toujours que le temps n’ait rien abîmé durant notre absence. Que l’érosion soit un phénomène d’un autre monde, d’un autre temps. Puis, il hausse la voix pour dire que tout ça est ridicule. Que la vie continue, avec ou sans nous. Que les gens meurent et disparaissent. Que jamais on ne retrouve ce qu’on avait laissé. Que la mémoire n’est bonne que pour conter des histoires. (FK, 137)

Le narrateur signale une incertitude quant à son propre passé, que l’on constate par l’intertextualité avec le mythe de Thésée et du Minotaure. Le temps et le souvenir se déploient comme un labyrinthe, et le passé guette sous la forme de la bête qui nous poursuit. Retourner chez le père signifie affronter cette bête et « défier le passé » (FK, 35). Dans Le poids de la neige, c’est le personnage de Matthias qui incarne l’idée de mémoire. Dans sa manière de raconter des histoires, il se fait porteur de la mémoire et de l’héritage du monde qui s’effondre avec la panne électricité, mais il est également « monument d’une époque révolue » (PN 179), qui ne reviendra jamais. Les référents qu’il transmet au narrateur, seul récipiendaire possible de son savoir, sont flous, condensés : « il ne me parle que du livre qu’il vient de terminer dans lequel un homme perdu dans une forêt obscure trouve la porte qui mène aux enfers » (PN 187). Ici, le lectorat est en mesure de comprendre la référence : il s’agit de L’Enfer de Dante. Mais la manière du Poids de la neige d’évacuer le nom des œuvres crée un effet de densité. Les cultures dont proviennent ces histoires sont amalgamées, créant une hybridité qui replace le roman dans son contexte occidental[ix]. Les histoires qui perdent leur référent marquent cependant la déchéance de ce monde et la posture de Matthias devient celle de la mémoire vouée à l’oubli. Matthias ne désire que retourner vers sa femme et mourir avec elle : l’héritage qu’il incarne est condamné à disparaître.

Espace

Dans les deux romans, l’espace se négocie sous le signe de la personnification. Alors que les personnages se retrouvent dans l’impossibilité de faire usage des technologies leur permettant de vivre dans le confort, ils se trouvent confrontés à la puissance de leur environnement : « La neige règne sans partage. Elle domine le paysage, elle écrase les montagnes. Les arbres s’inclinent, ploient vers le sol, courbent l’échine. Il n’y a que les grandes épinettes qui refusent de plier. Elles encaissent, droites et noires. Elles marquent la fin du village, le début de la forêt » (PN, 13). Ici, l’incipit du Poids de la neige montre la posture de domination dans laquelle sont placés les éléments. Le retour en région combiné à la panne d’électricité permet de constater leur caractère impitoyable ainsi que le danger qu’ils représentent pour la vie humaine. Dans Le fil des kilomètres, l’environnement est personnifié de manière similaire :

Quand le soleil se montre enfin, sa lumière se jette sur moi. J’ai beau froncer les sourcils, le jour me force à détourner le regard. La femme fouille dans son sac et sort une paire de verres fumés. Elle me les tend en me disant que ça va m’aider. Bonne idée, merci. En effet, je les mets et le soleil recule d’un pas. Je souris et fonce vers lui à toute allure. Je jette un coup d’œil dans le rétroviseur. J’ai les yeux noirs. Noirs et anonymes. Mes traits de fatigue ont disparu. Même si le soleil du matin appuie sur mon front de toutes ses forces, et même si celui de l’après-midi aura l’haleine d’un bouc infatigable, je me sens mieux. (FK, 91)

Cependant, dans ce roman, le nouage entre le narrateur et l’espace qui l’entoure s’établit d’abord davantage comme un combat que comme une défaite face à l’environnement. Le narrateur se sent mis au défi ; il y a un désir de conquête, que l’on peut voir également dans le geste de prendre la route. Avec l’accident, la conquête échoue et l’environnement prouve sa supériorité. Le fil des kilomètres se déployait dans le mouvement ; avec cet échec, le mouvement prend fin et tombe dans l’immobilisme du Poids de la neige.

La crise se vit dans l’individualisme, qui se traduit par un huis clos physique et psychologique. Comme nous l’avons vu plus tôt, dans les deux romans de Guay-Poliquin, le lectorat assiste à la crise depuis l’œil du narrateur, ou du témoin. Nicole Côté stipule que « [le] témoignage demeure partiel, le témoin ne comprenant pas l’ampleur ni même la nature de l’événement qu’il décrit[x] ». Dans chacun des romans, la posture de témoin renforce le huis clos physique et psychologique dans lequel se trouve le narrateur. Dans Le fil des kilomètres, il assiste à la crise en différé, car toute son attention est portée à sa quête :

Écoutez, dit-il, vous le savez comme moi. Ici, on frisera bientôt trois semaines sans électricité. Comme tout le monde, au début, on a cru que ça reviendrait. À la radio, ils ont dit toutes sortes de choses. Que ce n’était qu’une panne due aux intempéries qui ont soufflé sur le nord du pays. Un bris mineur. Puis il a été question d’un incident majeur dans une centrale hydroélectrique. D’une erreur humaine. Peut-être d’un complot. Le gouvernement a multiplié les explications, les appels au calme, les promesses d’aide alimentaire. Puis tous nos moyens de communications ont lâché. Depuis, on a des nouvelles au compte-goutte par ceux qui passent par ici. Comme vous. Beaucoup ont parlé d’une vague d’attentats. De violents brasiers dans les grandes villes. Et des secours complètement désorganisés. Mais ce ne sont que des rumeurs, on n’est sûrs de rien (FK, 146-147).

Il vit la panne et ses conséquences à travers ceux et celles qu’il rencontre. Encore ici, sa perception de la crise ne peut être que fragmentaire, car le portrait global est mosaïque, construit à partir de témoignages distincts. Le huis clos de la voiture restreint donc la conscience apocalyptique du narrateur. C’est aussi le cas du Poids de la neige, où le narrateur se trouve dans un huis clos dès le début. Sa perception de la crise est filtrée, elle provient des témoignages des habitants du village qui visitent sa véranda. L’espace auquel il a accès est intimement lié à sa perception du temps : « son présent se limite à mesurer l’étendue des dégâts sur sa personne et sur ce qu’il peut apercevoir du bâtiment[xi] ». L’espace se dessine donc également selon une logique de la ruine – ruine que l’on retrouve dans la société qui tombe, dans les stations-service à l’abandon dans Le fil des kilomètres, dans le corps du narrateur du Poids de la neige, dans la maison, dans la véranda. Le narrateur du Poids de la neige vit donc principalement la crise en différé, comme c’est le cas dans Le fil des kilomètres. L’espace extérieur est hostile, comme le montrent les centimètres de neige qui s’accumulent. Sa représentation n’est pas idéaliste, mais plutôt réaliste, et le retour en région se fait de manière radicale, sans la protection de la technologie. Selon Vincent Gélinas-Lemaire, « les espaces brisés signifient et amplifient les chutes humaines : ils témoignent de l’effondrement d’une civilisation, d’une industrie, d’une famille ou d’une psyché[xii] ». Les ruines sont symptômes de la ruine, qui témoigne de l’échec de la société et qui se trouve jusque dans le vivre-ensemble, tout aussi déterminant dans la représentation de l’espace. Le vivre-ensemble se reconfigure selon les impératifs de l’apocalypse : c’est la loi du plus fort qui devient déterminante dans Le fil des kilomètres et, dans Le poids de la neige, la vie au village s’organise afin d’assurer la survie des individus. Une forme de vivre-ensemble d’urgence s’organise, mais dans les deux romans, les personnages existent en périphérie de celle-ci, isolés dans leur huis clos. Dans le premier, ils évitent les arrêts inutiles, car l’anarchie règne dans les villes et les haltes routières. Dans le second, la véranda peut être considérée comme un poste d’observation, en retrait du village, où ils constatent que l’ordre social se désagrège peu à peu, car « si […] les habitants du village enneigé de Guay-Poliquin se rassemblent et unissent temporairement leurs forces, c’est sous l’influence de jeux d’alliances opportunistes, voués non pas à la défense d’un projet citoyen, mais bien à la survie de quelques individus triés sur le volet[xiii] ». Dans un article intitulé « Villes détruites, espoirs ruinés », qui fait état de la ruine du vivre-ensemble dans Le poids de la neige, Martine-Emmanuelle Lapointe soutient qu’à mesure qu’avance le roman et que fuient les villageois, c’est le huis clos de Matthias et du narrateur qui devient lieu de vivre-ensemble, alors que les trahisons se font plus fréquentes[xiv]. À la fin du roman, la ruine a pris le dessus de l’espace public, puisque presque tous les personnages ont déserté.

Ainsi se déploient l’imaginaire de la fin et la conscience apocalyptique dans Le fil des kilomètres et Le poids de la neige de Christian Guay-Poliquin. Si, par la représentation du temps et de l’espace, les deux romans témoignent de la fin d’un monde et des conséquences d’une apocalypse à échelle individuelle, le dénouement du Poids de la neige ouvre également sur la possibilité d’un monde nouveau, renforçant la posture d’entre-deux que suppose l’imaginaire de la fin. L’action de brûler des meubles et des parties de la maison symbolise la destruction des ruines de l’ancien monde, pour que l’on puisse entrer dans le nouveau, que représentent la fonte de la neige et l’arrivée du printemps. À cet égard, une étude des Ombres filantes, troisième roman de Christian Guay-Poliquin, permettrait de clore la réflexion sur l’imaginaire de la fin, dans la mesure où il semble boucler le cycle de l’apocalypse en ouvrant la temporalité de l’apocalypse sur l’après, le monde nouveau.

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[i] Francis Langevin, « Un nouveau régionalisme ? », Voix et images, vol. XXXVI, no 1, 2010, p. 6.

[ii] Christian Guay-Poliquin, Au-delà de la « fin » : mémoire et survie du politique dans la fiction d’anticipation contemporaine. Sociocritique de Dondog d’A. Volodine, Warax de P. Hak, Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire de M. Villemain, Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, 2013, 119 p.

[iii] Nicole Côté, « Nouvelles représentations de la crise dans les littératures québécoise et canadienne », dans Ursula Mathis-Moser et Marie Carrière (dir.), Écrire au-delà de la fin des temps ? / Writing Beyond the End of Times?, Edmonton, University of Alberta Press, 2019, p. 49.

[iv] Christian Guay-Poliquin, Le fil des kilomètres, Chicoutimi, éditions La Peuplade, coll. « Roman », p. 34. Nous y référerons désormais à l’aide de l’abréviation FK suivie du numéro de page.

[v] Bertrand Gervais, L’imaginaire de la fin : temps, mots et signes. Logiques de l’imaginaire, tome III, Montréal, Le Quartanier, coll. « Erres essais », 2009, p. 13.

[vi] Christian Guay-Poliquin, Le poids de la neige, Montréal, Bibliothèque québécoise, 2020 [éditions La Peuplade, 2016], p. 194. Nous y référerons désormais à l’aide de l’abréviation PN suivie du numéro de page.

[vii] Bertrand Gervais, op. cit., p. 16.

[viii] Ibid., p. 30.

[ix] Vincent Gélinas-Lemaire, « As The World Falls Apart: Living through the Apocalypse in Christian Guay-Poliquin’s Le poids de la neige and Catherine Mavrikakis’s Oscar de Profundis », dans Christian Moraru, Nicole Simek et Bertrand Westphal (dir.), Francophone Literatures as World Literature, New York, Bloomsbury Academic, 2020, p. 143.

[x] Nicole Côté, « Nouvelles représentations de la crise dans les littératures québécoise et canadienne », dans Ursula Mathis-Moser et Marie Carrière (dir.), Écrire au-delà de la fin des temps ? / Writing Beyond the End of Times?, Edmonton, University of Alberta Press, 2019, p. 49.

[xi] Francis Langevin, « Mourir en région », Voix et images, vol. XLV, no 1, 2019, p. 34.

[xii] Vincent Gélinas-Lemaire, « Présentation. Le monde en ruines : espaces brisés de la littérature contemporaine », Études françaises, vol. LVI, no 1, 2020, p. 8.

[xiii] Martine-Emmanuelle Lapointe, « Villes détruites, espoirs ruinés », Voix et images, vol. XLVI, no 1, 2020, p. 44.

[xiv] Ibid., p. 50.