Poétique de la liste et thérapeutique de la dé-coïncidence dans L’homme aux trois lettres de Pascal Quignard

Poétique de la liste et thérapeutique de la dé-coïncidence dans L’homme aux trois lettres de Pascal Quignard

Out of joint : il y a « dé-jointement », sortie de l’« ajointement » cohérent des choses, sortie des « gonds », en somme, se plaint Hamlet après avoir quitté le Spectre… Or si cette formule disait, non plus la dégénérescence des temps, qu’il faudrait rétablir, to set it right, mais la fécondité d’un avenir?

François Jullien, Dé-coïncidence, p. 2.

Le délaissement, par un écrivain, d’un genre pour un autre ou d’une forme pour une autre n’est certainement pas sans signification. Ainsi, l’on peut s’interroger sur ce qui se joue, chez Pascal Quignard, entre les deux séries que sont Petits traités et Dernier royaume. Il semble qu’à certains égards un décalage ou un glissement soit opéré : Dernier royaume prend à la fois le relais des Petits traités (surtout en ce qu’il procède par publication sérielle et qu’il met en place une forme discontinue ainsi qu’une grande érudition), mais offre en même temps certaines bifurcations qui ne sont pas sans conséquence. Un élément notable, parmi d’autres, est l’absence de toute dénomination générique. En effet, malgré une grande hétérogénéité dans leur construction, les Petits traités ont la cohérence d’un certain positionnement générique : « ils réinventent la mémoire d’un genre et d’une époque[i] » selon Bruno Blanckeman, c’est-à-dire qu’ils se posent non seulement dans l’héritage du traité né au XVIIe siècle, mais aussi dans la subversion de celui-ci puisqu’ils travaillent à « rompre le concert des idées, la logique du raisonnement[ii] ». Au contraire, Dernier royaume ne propose aucune véritable étiquette et le lecteur y entre sans indice de ce qu’il y trouvera. Ce subtil glissement, qui consiste en un amenuisement des repères, peut se lire comme l’effet de ce que Quignard indique lui-même, dans une entrevue récente, quant au projet qui sous-tend cette série :

Après un séjour à l'hôpital, j'ai ressenti le besoin, presque pulsionnel, de plonger dans quelque chose d’infini. Dans un genre littéraire sur lequel il n’y aurait aucun point de vue panoramique possible, un genre impossible à maîtriser entièrement, et dans lequel il fallait se noyer dès le premier tome. La seconde règle était de me rapprocher le plus possible du principe de l’association libre : chaque chapitre devait être imprévisible par rapport à ce qui le précédait.[iii]

Le « genre » ainsi créé, par son potentiel infini, immaîtrisable et imprévisible, semble s’approcher de la grande famille des carnets, cahiers et journaux d’écrivains tout en s’éloignant d’un même élan du caractère « polémique » et presque virulent des Petits traités[iv]. En effet, ces genres partagent une grande hétérogénéité en faisant se côtoyer, par exemple, des esquisses, des observations et des notes de lecture[v] ainsi qu’en promouvant une écriture processuelle et accumulative. Cela sied adéquatement à l’exigence de perte de maîtrise qu’énonce Quignard et donne à penser au fait que, selon ses propres mots, Dernier royaume, comme ses projets d’écriture ont tendance à le faire, se terminera lorsque son auteur mourra[vi] : « le projet était précisément océanique, il s’agissait de mourir dedans[vii] ». D’ici ce funeste événement, plutôt que de simplement s’acharner à relever les traits textuels qui font coïncider un genre avec une série de livres qui tente précisément d’être immaîtrisable, il importe d’explorer ces « carnets » en interrogeant particulièrement ce que Quignard peut chercher dans cette écriture. Dans L’homme aux trois lettres, le dernier tome du Dernier royaume publié à ce jour, certains propos éclairent cette question en mentionnant la filiation (que nous avons déjà évoquée dans un extrait qui précède) de l’association libre psychanalytique avec cette particularité scripturale qu’est l’écriture discontinue :

Je risque soudain cette thèse téméraire : La fragmentation littérale et l’association libre sont liées. [...] Si on dit que le patient est guéri dès qu’il peut associer librement sans angoisse, cela veut dire qu’il accepte en lui interruption, non-sens, chaos, vide, morcellement, non-savoir, rêve, hasard, sans trop souffrir, dans le plaisir même retrouvé, un peu hagard, d’errer de trace en trace.[viii]

Est-ce à dire que pour Quignard, l’écriture discontinue peut avoir une fonction thérapeutique? Il semble que c’est ce que donne à entendre ce passage en liant une pratique de l’écriture à cette démarche thérapeutique propre à la psychanalyse qu’est l’association libre. Nous faisons donc nôtre cette « thèse téméraire » et, puisque L’homme aux trois lettres procède d’une écriture discontinue, nous considérons qu’elle peut être interprétée comme autoréflexive, donnant ainsi à analyser la forme du livre dans lequel elle est risquée. Nous nous efforcerons de montrer que l’écriture de Quignard accède à cette errance « de trace en trace » grâce aux retraits et écarts que l’activité d’étude exige et qui trouvent leur inscription non pas dans une pratique du fragmentaire, mais dans une logique généralisée de la liste. Cette nuance nous permettra ensuite d’établir plus précisément ce que cette écriture qui emprunte à l’association libre tente de « soigner », ou, en d’autres termes, en quoi consiste cette thérapeutique que nous nommerons, avec l’aide du chantier conceptuel de François Jullien, la dé-coïncidence.

Du retrait et de l’écart : forme de l’étude et poétique de la liste

Afin de comprendre à quoi renvoie cette thérapeutique et donc quels soins elle peut prodiguer, il convient d’abord d’interroger l’écriture de Quignard, sa forme et, d’une certaine manière, son orientation. Nous verrons, en effet, que l’activité principale de Pascal Quignard dans L’homme aux trois lettres en est une « studieuse » et que certains passages à caractère autoréflexifs du livre nous montrent que l’auteur comprend celle-ci comme la mise à l’effet d’une série de retraits et d’écarts. Par la suite, il sera possible d’appréhender la forme que prend le livre comme étant l’inscription scripturale de cette activité, épousant donc l’exigence d’un retrait par une écriture particulière qui relève de la liste : discontinue sans être fragmentaire.

Nous avons mentionné plus haut le fait que l’on peut rapprocher Dernier royaume des formes du cahier et du carnet. Plus précisément, on pourrait dire qu’il s’agit ici, d’un « carnet de lettré » comme le théorise Andrei Minzetanu[ix]. Est lettré, selon Minzetanu, celui « qui dédie sa vie, dans le cadre d’un rapport “professionnel”, à la lecture et à l’écriture[x] ». Pascal Quignard ayant été lecteur, puis éditeur chez Gallimard pendant une trentaine d’années et ayant écrit de nombreux essais sur une variété d’écrivains, correspond tout à fait à cette définition, comme en témoigne le titre du colloque de Cerisy dédié à son œuvre en 2004 : Pascal Quignard, figures d’un lettré[xi]. Ce qui incite surtout à lire Dernier royaume comme un carnet de lettré est la présence d’inscriptions concrètes d’une lecture à l’œuvre et la grande érudition mobilisée dans ces livres. Effectivement, dès les premières pages du premier chapitre de L’homme aux trois lettres, Quignard explore ce qu’il nomme la « musique silencieuse des styles des écrivains que l’on préfère[xii] ». Il évoque ainsi « l’eau de Nerval dans les forêts pleines d’étangs et de sources qui entourent Chantilly et sa vaste lumière transparente [et la] baie de Chateaubriand et son bruit incessant, éclaboussant, violent, de ressac dans les roches de granit noir jusqu’à la presqu’île de Saint-Malo[xiii] ». Ces descriptions d’une variété de styles continuent sur presque une page entière et ponctuellement dans le reste du livre, on retrouve d’autres marques de ces lectures à la fois très attentives et personnelles. Il importe d’insister : la lecture est centrale dans L’homme aux trois lettres et est souvent accompagnée de citations différemment inscrites dans le texte, ce qui témoigne de multiples usages. Il y aurait certainement un travail important à faire à soulever les modalités d’inscription de la lecture et leurs implications dans Dernier royaume. Cependant, ce qui nous importe ici est tout simplement de relever la place prégnante de la lecture dans l’élaboration des chapitres et des « fragments » de L’homme aux trois lettres.  À ces marques explicites de lecture s’ajoute une immense érudition qui accompagne un processus de pensée et confirme le caractère lettré de cette œuvre[xiv]. À titre d’exemple, de nombreux passages sont constitués d’explorations étymologiques où la pensée s’élabore au sein même du mot : « Litterarum amor, amour des lettres où le corps s’oublie (facit neglegentem corporis). La femme chassée de la cour, l’homme qui se retire du monde, ils volent leur temps libre (otium) au négoce (neg-otium)[xv] ». En plus de la mobilisation abondante de latin, un glissement est opéré dans la seconde phrase entre le temps libre et le négoce, donnant ainsi à voir leur opposition au sein de la langue. De là, Quignard réfléchit, dans le fragment suivant, à l’oisiveté. On peut donc observer que la pensée se meut avec la langue, que l’étymologie lui donne à la fois certaines ressources et une impulsion. Peut-être, de fait, Quignard est-il lettré en un sens tout à fait littéral : le mot et la lettre ont une importance capitale dans ce qu’il écrit, ils sont l’objet d’une interrogation constante. D’ailleurs, certains chapitres de L’homme aux trois lettres sont dédiés aux lettres de l’alphabet : le chapitre V, « A comme alf ou aleph » et le chapitre XXXVII, « Sur la lettre y ».

À ce caractère lettré du livre s’ajoutent de multiples passages où les notions de lettré, de lecture, d’écriture et d’étude sont interrogées et développées. Ces passages sont autoréflexifs puisque, comme nous l’avons brièvement démontré, ces activités sont caractéristiques de L’homme aux trois lettres. L’un des éléments importants de ces réflexions est l’insistance sur un retrait à la fois spatial, social et temporel qui est consubstantiel à l’ensemble de ces activités. Ce retrait est d’abord le fait de la lecture et la figure de saint Ambroise offre la première mention de celui-ci dans le livre : « à l’intérieur de son livre, saint Ambroise échappait à la basilique ; il s’évadait entièrement du murmure de la foule des fidèles ; il se retirait du monde public dans sa lecture silencieuse[xvi] ». À plusieurs moments par la suite rejaillissent des considérations sur la lecture qui martèlent le retrait qui la définit : « J’aime ce mot de “requoy” […]. Il est peut-être le mot clé du livre que j’écris. Il définit si précisément la lecture car il mêle le silence (la lecture coite) et le recoin, le retrait, le repos[xvii] ». Ainsi pour Quignard, « lire déserte immédiatement le monde dès l’instant où le volume est ouvert[xviii] ». En d’autres termes, cette activité se produit par un retrait spatial (dans le livre) et social (à l’écart du groupe, des masses), dans le silence du recoin. Au début de L’homme aux trois lettres, Quignard indique qu’« étudier, c’est lire en écrivant[xix] », qu’il y a donc une relation intime entre l’étude, la lecture et l’écriture. De fait, aux retraits qui caractérisent la lecture s’en ajoute un autre d’ordre temporel, qui cette fois-ci se laisse appréhender à travers la notion d’étude :

Ce que les lettrés de la secte zen appellent ma au Japon, c’est ce que les Latins du temps de la République appelèrent otium. L’otium à Rome c’est la scholè à Alexandrie. Ce fut le studium au Moyen Âge sous les Carolingiens […]. Ce furent les humanités à la Renaissance […]. Tous ces mots sont des désirs qui cherchent une existence plus longue que la durée du temps.[xx]

Autrement dit, l’étude ne se satisfait pas de « la durée du temps », plus précisément pour Quignard « le lecteur, l’érudit, le savant, tous sont des affranchis du temps[xxi] ». Il faut ajouter, à la lumière de cette dernière citation, que ces différents retraits et écarts sont vécus comme des affranchissements : l’étude est ce qui permet de ne pas être prisonnier à la fois d’un lieu, d’une époque et d’une collectivité. De fait, il semble que ce retrait n’est pas véritablement un repli : il est un écart qui ouvre de plus amples possibles.

Si l’on considère l’étude comme ce phénomène englobant la lecture et l’écriture, il n’est pas innocent de soulever que l’élaboration formelle de L’homme aux trois lettres, c’est-à-dire l’écriture à l’œuvre dans ce livre, fonctionne aussi par écarts en épousant une logique généralisée ou une poétique de la liste. En effet, elle traduit ainsi l’exigence de retrait qui caractérise l’étude, donnant à lire un texte que nous caractériserons de mouvant ou mobile. À cet égard, nous verrons que le rôle habituel de la phrase, du paragraphe et du chapitre est subverti par un retrait de la continuité logique qui leur est propre, c’est-à-dire par une écriture discontinue, mais sans que ces trois unités d’organisation textuelle deviennent des entités closes sur elles-mêmes. L’écriture devient ainsi un processus d’écarts incessants. En ce qui concerne la phrase, notons particulièrement le procédé de la parataxe qui la rend discontinue (même s’il en existe certainement d’autres qui participent de cela). La parataxe consiste en une « juxtaposition de deux propositions entre lesquelles le lien de dépendance n’est qu'implicite, […] dispensant [ainsi] de l’usage d’un outil de coordination ou de subordination[xxii] ». De fait, c’est une manière de supprimer les mots de liaison dans une phrase ou, pour utiliser les mots de Gaspard Turin dans son article sur la liste chez Pascal Quignard, c’est un effort d’« ébranchage successif du superflu[xxiii] ». Un cas exemplaire de parataxe est, par ailleurs, la liste. Cette forme est souvent mobilisée dans L’homme aux trois lettres, comme en témoigne le chapitre XVI, « Le Vert », qui commence par une liste :

La disparition du soleil dans la nuit.

La disparition du visible dans l’ombre.

La disparition des objets dans le langage.

La disparition du langage dans la sensation.

La disparition des individus isolés dans l’étreinte.

La disparition des êtres dans la mort.

La disparition des morts dans le temps.

L’apparition du vert.[xxiv]

Cette accumulation, accompagnée de retours à la ligne, met en place une variété de glissements entre les phrases, mais retire par le fait même toute organisation logique qui s’inscrirait, par exemple, grâce à des mots de coordination et de subordination. Comme l’indique Gaspard Turin, « la liste est l’expression de la vie débarrassée de la narration[xxv] ». Elle est donc un retrait du narratif, qui n’est autre que construction d’un récit, fabrication d’un continu. Pour citer encore une fois Turin, la liste « est ce point du langage qui est le plus universellement compris, le plus instinctif, à la fois son “degré zéro” et l’expression de tous ses possibles[xxvi] ». En d’autres termes, elle consiste à la fois en un retrait du continu auquel nous incite la langue, une sorte d’amenuisement linguistique, et en une exacerbation des possibilités infinies de la langue (puisque la liste pourrait se perpétuer indéfiniment). Le paragraphe, de son côté, est espacé par des astérisques et n’inclut pas de marqueurs de relation permettant d’instaurer une suite logique entre les différents morceaux ainsi créés. On pourrait donc croire qu’il relève d’une écriture par fragments. Cependant, comme l’indique Dominique Rabaté dans sa brève étude de l’œuvre de Quignard : « l’écriture du Dernier royaume peut paraître fragmentée ; elle est plutôt, à mon avis, à entendre comme une suite […], comme une liste[xxvii] ». Cette nuance n’est pas innocente puisque Quignard a lui-même écrit un livre sur le fragment, Une gêne technique à l’égard des fragments, et que cette logique de la liste échappe à certaines apories qu’il soulève à propos de l’écriture fragmentaire. En effet, il indique que « les mots latins de fragmen, de fragmentum viennent de frango, briser, rompre, fracasser, mettre en pièces, en poudre, en miettes, anéantir[xxviii] ». Ainsi, il existe « un caractère un peu ruiniforme[xxix] » au fragment. Dans le cas de l’aphorisme, une autre tendance fragmentaire, Quignard mentionne que « le fragment est conçu ici comme concentration, noyau de pensée, plénitude essentielle, idéale, platonicienne, autarcique, limée, fourbie[xxx] ». Ce que partagent ces deux tendances est de s’élaborer en référence à la totalité, soit en s’instaurant comme Tout (aphorisme), soit en tentant de le ruiner, de le trouer. Rabaté indique bien comment l’écriture de Dernier royaume échappe à ce piège : « la logique de la liste, qui peut toujours ajouter ou retrancher des éléments, n’est […] plus celle, endeuillée et rêvant du Tout, du fragment[xxxi] ». Il suffit, à titre d’exemple, de mentionner le caractère rétractable de chaque fragment : de manière générale, aucun n’est nécessaire au déroulement du livre et, de fait, entre chacun d’eux pourrait s’en ajouter un autre. En d’autres termes, le texte est d’une grande mobilité. À cet égard, la forme que prend L’homme aux trois lettres, ainsi que Dernier royaume en général, rappelle l’écriture processuelle décrite dans « Littérature et discontinu » par Roland Barthes. Ce que Barthes indique sur Mobiles de Michel Butor est que son écriture est « sans ordre et sans désordre[xxxii] », que le livre échappe donc à cette opposition par « engendre[ment d’]une sorte de grand corps animé, dont le mouvement est de translation perpétuelle[xxxiii] ». Le fonctionnement est analogue chez Quignard, comme l’indique Rabaté, puisque par le potentiel infini de la liste, « Dernier royaume devient un gigantesque et presque monstrueux work in progress<[xxxiv] ». Ce processuel de la forme qui se promeut dans les paragraphes est aussi ce qui détermine l’organisation par chapitres. En effet, celle-ci n’est pas pratiquée comme une progression, comme une suite logique, mais bien comme une accumulation, au même titre que les éléments d’une liste. Entre, par exemple, le chapitre XXIV, « Qu’est-ce qu’un lit », et le chapitre XXV, « Sur le caractère garamond dans lequel est écrit ce livre », il n’existe aucune évolution, aucun progrès. En fait, le seul lien qui les unit est celui de la cohabitation, en quelque sorte. La subversion des modalités d’organisation textuelle est peut-être encore plus claire ici puisque les parties sont intitulées explicitement « chapitre », mais n’ont pas cette fonction de marquer des étapes en vue d’une fin, et ce malgré la numérotation. 

Refusant la continuité logique qui borne l’écriture de même que l’esprit du fragmentaire, dont l’opposition radicale au continu a des effets similaires d’emprisonnement en restant « habitée par l’idée d’un Tout qui manque[xxxv] », l’écriture de L’homme aux trois lettres épouse résolument cette activité à laquelle ce livre se dédie, soit l’étude. Si, comme l’indique Quignard, tous ceux « qui s’adonnent à l’étude souhaitent une vie plus nombreuse et plus aventureuse et plus incertaine que le destin individuel […] ou familial, [qu’ils] espèrent un horizon plus large que celui qui les cerne[xxxvi] », la logique de la liste, par son potentiel d’infinis ajouts et retranchements, par sa mobilité, donc, correspond tout à fait à cette exigence.

La dé-coïncidence : une thérapeutique négative

Cela nous conduit enfin vers la dimension thérapeutique qui fait l’objet de notre interrogation : en quoi ces différents retraits et écarts opérés par l’étude et le discontinu ont-ils valeur de cure? Que soignent-ils? Avant de répondre à cette question, peut-être faut-il voir ce que cela ne soigne pas, c’est-à-dire comment cette écriture ne s’inscrit pas dans une certaine fonction thérapeutique qu’ont pu se donner différents projets (entre autres) de carnets et de journaux. À partir de là, nous pourrons interroger cette paradoxale thérapeutique chez Quignard qui s’effectue justement par écart et même par opposition à cette pratique de l’écriture.

Comme l’indique Philippe Lejeune, « l’écriture du journal est plutôt “progressive” : elle avance sur le front mouvant de la vie, digérant le proche passé et investissant de projets le proche avenir, c’est une sorte de moteur à réaction, ou de “surf”[xxxvii] ». Ainsi, en écrivant un journal, selon Lejeune, « nous écrivons un texte dont la logique finale nous échappe, nous acceptons de collaborer avec un avenir imprévisible et incontrôlable[xxxviii] ». Entre cette dimension du projet diariste et la série Dernier royaume, il y a résolument des convergences : l’imprévisible, l’incontrôlable et le processuel en sont au fondement. Cependant, il existe au moins un élément important qui résiste à la filiation et celui-ci gît peut-être dans l’expression « écriture de soi » que l’on associe au journal. Pour reprendre le titre d’un livre de Pierre Pachet, les journaux (plus particulièrement lorsqu’ils sont « intimes ») font souvent office de « baromètres de l’âme[xxxix] ». C’est que, selon Pachet citant Charles du Bos, le journal intime peut être utilisé comme un « instrument de perfectionnement moral[xl] ». Ainsi conçue, cette écriture vise donc quelque chose de bien précis : se connaître soi-même (le baromètre étant un outil scientifique) et améliorer son état moral par le fait même. Si le diariste a ces visées par l’écriture, c’est que la connaissance de soi manque et que la grandeur morale est jugée insuffisante. Se proposant comme un outil palliant ces problèmes, le journal intime est thérapeutique : il relève d’une volonté de recentrement sur soi, d’une coïncidence, c’est-à-dire d’un accès direct et authentique avec soi. À cet égard, peut-être pourrions-nous qualifier cette thérapeutique de positive, au sens où par la mesure du baromètre elle tend à établir des faits et à faire accéder à un certain état moral. Cette écriture procède d’un double désir de coïncidence, donc : avec soi et avec un certain idéal. Bien sûr, il importe de préciser que cette brève proposition ne prétend pas dire le tout de ce genre qu’est le journal intime. À l’évidence, elle est réductrice de sa complexité. Cependant, ce qui nous intéresse n’est pas de comprendre et d’analyser le journal à sa juste valeur, mais de soulever une thérapeutique de l’écriture qu’une certaine pratique du journal intime permet d’appréhender. Ainsi, à partir de cette courte réflexion, nous pouvons explorer ce que Dernier royaume offre comme « thérapeutique ». Nous verrons qu’il procède en fait d’un projet inverse de celui que nous venons d’exposer et consiste en une thérapeutique négative.

Chez Pascal Quignard, l’enjeu de l’écriture (donc des choix formels et génériques) est tout autre que celui de la pratique particulière du journal intime telle que nous l’avons restituée. Pour cet écrivain, « il n’y a pas de soi au fond de soi[xli] » et même que l’une des activités essentielles dans l’élaboration de ses livres implique un anéantissement de l’identité : il y a « perte de la conscience personnelle lors de la lecture[xlii] ». Il n’est donc pas question de chercher à coïncider avec soi, ni d’ailleurs de permettre un progrès moral puisque, selon ses propres mots, « il n’y a pas de progrès moral[xliii]. » À l’inverse (donc en négatif) de la coïncidence, c’est le concept de -coïncidence, néologisme créé par le philosophe François Jullien, qui nomme le plus efficacement, il nous semble, la thérapeutique de l’écriture et de l’étude chez Quignard. C’est entre autres par l’accès qu’elle donne à l’existence que se définit ce concept de dé-coïncidence :

dé-coïncider c’est sortir de l’adéquation d’un soi, de son adaptation en un monde, et cela par soi-même, c’est là ce que signifie proprement exister. Ou si « ex-ister », c’est littéralement « se tenir hors » (du latin théologique ex-sistere), cela signifie d’abord hors de l’adéquation-adaptation qui, se comblant, s’obstrue; qui, se saturant, ne laisse plus advenir et s’inventer.[xliv] 

Ainsi, au sein de ce qui se stabilise et donc se stérilise, la dé-coïncidence est ce qui ouvre un décalage permettant d’ex-ister (de se tenir hors) et de se remettre en mouvement : « la dé-coïncidence […] fissurant l’adéquation d’un soi, […] rouvre non pas tant une dissociation qu’une désolidarisation intérieure, et libère à nouveau une initiative[xlv]. » Si la coïncidence promet la satisfaction d’une unification, la dé-coïncidence, au contraire, fait office d’un négatif qui dérange ce qui prétend à l’unité. Pour voir pleinement de quoi elle « guérit », donc quelle est sa fonction proprement thérapeutique, « il faut bien comprendre ce qu’est vivre en tant que renouvellement. Ce n’est pas, en effet, prolonger l’état antérieur, le faire durer, en vue de le perpétuer, car celui-ci, en perdurant, se sclérose et tend à la mort[xlvi] ». Se proposant comme une solution à ce qui tend à la stérilisation, comme une remise en vie de ce mortifère de la durée stable et de l’harmonie, la dé-coïncidence est thérapeutique. Chez Pascal Quignard, cette dose de discontinu qui permet de remettre incessamment en vie est le fait de l’exigence formelle que nous avons soulevée. En effet, si la « décoïncidence, en tenant associés détachement et déroulement, assure la continuité processuelle[xlvii] », on comprend bien comment la logique généralisée de la liste, qui constitue l’inscription textuelle de l’étude chez Quignard, procède par dé-coïncidence. Nous avons vu que cette écriture s’écarte à la fois du simple continu, mais qu’elle évite aussi la radicalité du fragmentaire en épousant un processuel qui a le potentiel d’être infini. Elle offre ainsi la possibilité d’une tension entre le continu et le discontinu, sans toutefois tomber ni dans l’un ni dans l’autre. En ce sens, la liste est véritablement la logique ou la poétique qui sied au lettré puisque, selon les mots de Quignard : « les Grecs ne disaient pas lettrés mais hommes aux fesses blanches. Ils naissent sans fin. Ils multiplient leur vie “à l’aide d’autres vies innombrables”[xlviii] ». Les différents « affranchissements » (temporel, social et spatial) que met en place l’étude et que nous avons soulevés ne sont donc pas au service d’un repli, mais d’une certaine renaissance. C’est précisément ce que permet la liste par sa dé-coïncidence : elle est thérapeutique non parce qu’elle guérit d’une douleur dont souffrirait l’écrivain, mais parce qu’elle donne accès à un infini renouvellement. En d’autres termes, ces retraits et écarts sont thérapeutiques au sens où ils soignent d’une tendance que peuvent avoir la pensée et le sujet de se camper et de ne plus se laisser déranger. De fait, le texte, en dé-coïncidant constamment de lui-même à différents niveaux de son organisation, peut se perpétuer à l’infini sans craindre de s’enliser.

D’ailleurs, si l’on revient au premier indice qui nous a guidés sur cette piste d’une thérapeutique de l’écriture chez Quignard, soit la filiation qu’il évoque entre la « fragmentation littérale » et l’association libre, on comprend mieux ses implications à la suite de notre réflexion. En effet, cette notion psychanalytique « consiste pour le patient à exprimer toutes les pensées (idées ; images ; Einfall, dit Freud, “ce qui tombe” dans l'esprit) sans discrimination aucune et de manière spontanée[xlix] ». Pour Quignard, c’est l’imprévisible à l’œuvre dans cette méthode qui est visé plutôt qu’un résultat postérieur qui serait la guérison d’une névrose. Cela n’est pas sans lien avec la dé-coïncidence puisque, comme l’indique François Jullien, « la dé-coïncidence est exploratoire, [elle] ouvre sur l’aléatoire, sur l’inventif, sur ce qui ne se trouve pas déjà prévu ou impliqué[l] ». Ce que tente de guérir Dernier royaume par la forme de son écriture est donc moins un problème ou un mal précis et identifié que la stérilité plus générale de ce qui se refuse à l’exploration imprévisible. Est guéri du désir de coïncider celui qui apprend à aimer l’errance, à « opposer Ferenczi à Aristote : la régression vers l’origine doit être in-finie comme le fond de l’univers[li] ».  

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[i] Bruno Blanckeman, « Une écriture intraitable », Études françaises, Vol. XL, n° 2, p. 13.

[ii] Ibid., p. 24.

[iii] Pascal Quignard, « La fonction de la littérature est impossible à saisir, peut-être n'en a-t-elle aucune », dans Mathias Enard, La Salle des machines, France Culture [en ligne], 8 :00. https://www.franceculture.fr/emissions/la-salle-des-machines/pascal-quignard-la-fonction-de-la-litterature-est-impossible-a-saisir-peut-etre-nen-a-t-elle-aucune [Consulté le 5 novembre 2020].

[iv] Bruno Blanckeman, op. cit., p. 24. Selon Blanckeman, l’écriture du traité « favorise le fragment erratique, le propos lapidaire, l’aphorisme arbitraire [et] la turbulence de tons entrechoqués ».

[v] Sophie Hébert, « Du document de genèse à la genèse d’un genre », Genesis, n° 43, 2016, p. 209-217. Utilisant la typologie de Louis Hay, Hébert indique sur le carnet : « S’il est qualifié de “composite”, c’est qu’il contient, en regard du “carnet d’esquisses” et du “carnet d’enquête”, une materia prima plus hétérogène (esquisse sténographique née d’une chose vue, entendue ou pensée, premier jet fictionnel, note de lecture, plan d’ouvrages à venir, trace du quotidien voire biographème) ».

[vi] Philippe Lejeune, « Le journal comme "antifiction" », Poétique, vol. CXLIX, n° 1, 2007, p. 3-4. Lejeune indique que « dans une étude consacrée à la manière dont un journal peut “finir”, [il a] essayé de montrer que le problème de l’autobiographie, c’est plutôt le commencement, le gouffre de l’origine, et celui du journal, surtout la fin, le gouffre de la mort ».

[vii] Pascal Quignard, « La fonction de la littérature », op. cit., 7 :10.

[viii] Id., L’homme aux trois lettres, Paris, Grasset, 2020, p. 79.

[ix] Andrei Minzetanu, « Le carnet du lettré : objet matériel, objet mental », Études littéraires, vol. XLVIII, n° 1–2, 2019, p. 13–18.

[x] Ibid., p. 13.

[xi] Philippe Bonnefis et Dolorès Lyotard (dir.), Pascal Quignard, figures d’un lettré, Paris, Éditions Galilée, coll. « Lignes fictives », 2005, 458 p.

[xii] Pascal Quignard, L’Homme aux trois lettres, op. cit., p. 7.

[xiii] Ibid., p. 8.

[xiv] Andrei Minzetanu, op. cit., p. 17. « Le carnet du lettré nous permet de mieux comprendre une heuristique de l’invention intellectuelle ». Le carnet du lettré est donc le lieu d’une lecture, d’un savoir et d’une pensée conjointement à l’œuvre.

[xv] Pascal Quignard, L’Homme aux trois lettres, op. cit., p. 72.

[xvi] Ibid., p. 11.

[xvii] Ibid., p. 13.

[xviii] Ibid., p. 15.

[xix] Ibid., p. 16.

[xx] Ibid., p. 123.

[xxi] Ibid., p. 125.

[xxii] CNRTL, « Parataxe », dans Centre national de ressources textuelles et lexicales [en ligne]. https://cnrtl.fr/definition/parataxe [Consulté le 15 novembre 2020].

[xxiii] Gaspard Turin, « L’amenuisement du souffle. Usages de la liste chez Pascal Quignard », Lendemains, vol. XXXIV, n° 136, p. 32.

[xxiv] Pascal Quignard, L’homme aux trois lettres, op. cit., p. 84.

[xxv] Gaspard Turin, op.cit., p. 34.

[xxvi] Ibid., p. 36.

[xxvii] Dominique Rabaté, Pascal Quignard. Étude de l’œuvre, Paris, Bordas, coll. « Écrivains au présent », 2008, p. 122.

[xxviii] Pascal Quignard, Une gêne technique à l’égard des fragments. Essai sur Jean de La Bruyère, Paris, Galilée, 2005, p. 38.

[xxix] Ibid., p. 50.

[xxx] Ibid., p. 44.

[xxxi] Dominique Rabaté, op.cit., p. 124.

[xxxii] Roland Barthes, « Littérature et discontinu », dans Essais critiques, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 2000, p. 185.

[xxxiii] Ibid., p. 191.

[xxxiv] Dominique Rabaté, op.cit., p. 125.

[xxxv] Ibid., p. 123.

[xxxvi] Pascal Quignard, L’homme aux trois lettres, op. cit., p. 123.

[xxxvii] Philippe Lejeune, op.cit., p. 9.

[xxxviii] Ibid.

[xxxix] Pierre Pachet, Les baromètres de l’âme. Naissance du journal intime, Paris, Hachette littératures, coll. « Pluriel », 2001, 187 p.

[xl] Ibid., p. 11.

[xli] Pascal Quignard, L’homme aux trois lettres, op. cit., p. 69.

[xlii] Ibid., p. 128.

[xliii] Pascal Quignard, Les ombres errantes, Paris, Grasset, 2002, p. 85.

[xliv] François Jullien, Dé-coïncidence, op. cit., p. 6.

[xlv] Ibid., p. 6.

[xlvi] Ibid., p. 18.

[xlvii] Ibid., p. 22.

[xlviii] Pascal Quignard, L’homme aux trois lettres, op. cit., p. 124.

[xlix] Pierre-Paul Lacas, « Association libre », dans Encyclopédie Universalis [en ligne], https://www.universalis.fr/encyclopedie/association-libre-psychanalyse/. [Consulté le 1 décembre 2020].

[l] François Jullien, D’où viennent l’art et l’existence, Paris, Grasset, 2017p. 53.

[li] Pascal Quignard, L’homme aux trois lettres, op. cit., p. 169.