Avant-propos
Avant-propos
Le 7 octobre 2020 paraissait l’inventaire posthume de la bibliothèque de Réjean Ducharme, dans le but de donner accès aux références et à l’imaginaire de l’auteur. Restée intacte, la bibliothèque porte en creux la présence de l’écrivain, et son catalogue en structure le souvenir. Le rapprochement entre inventaire et mémoire que mettait en scène ce livre est central à l’imaginaire de la liste et des formes textuelles qui lui sont associées. La parution de cet ouvrage nous a donné envie de nous attarder au rôle de la liste en littérature, et plus particulièrement à l’importance de la mémoire dans l’imaginaire sériel, que l’on parle de listes d’épiceries et autres aide-mémoire de la vie quotidienne ou de formes juridiques comme les testaments. À plus grande échelle, l’organisation des savoirs en listes et en catalogues favorise leur mémorisation en plus d’assurer leur transmission aux générations futures. Située à la limite du littéraire, la liste crée un contraste important lorsqu’elle est intégrée au récit: c’est « l’effet-liste » qui fait de cette forme un kyste textuel. De par sa proximité avec le discours savant, la liste est en outre le lieu de renversements parodiques; elle oscille constamment entre le discours totalisant de l’encyclopédie et l’énumération chaotique qui pervertit les codes du savoir organisé, comme dans le catalogue de la bibliothèque de Saint-Victor chez Rabelais. Qui dit classification dit aussi inclassable : il n’est pas toujours possible d’assigner un texte, une pratique, une identité à une catégorie précise. Si l’inventaire assure la mémorisation, faut-il conclure que l’inclassable est condamné à l’oubli ?
Ces réflexions sont à l’origine du 13e colloque estudiantin de l’ADELFIES, Aménager la liste, qui a eu lieu en ligne les 18 et 19 mars 2021. Ce colloque a été l’occasion d’entendre les communications d’étudiant.e.s aux cycles supérieurs de cinq universités de part et d’autre de l’Atlantique. De ce colloque est née la section « Aménager la liste » du présent numéro de la revue Verbatim, dont les auteur.ice.s étudient la liste et l’imaginaire sériel à partir de formes textuelles variées. Dans le cadre d’un article tiré de sa présentation au colloque, Émilie Drouin s’est intéressée à la fonction mémorielle de l’inventaire de documents dans deux romans portant sur la Shoah, soit W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec et Dora Bruder de Patrick Modiano. L’effet-liste est en quelque sorte doublement présent dans cette étude, puisqu’il sous-tend l’organisation métonymique de la description des documents d’archive, mais aussi la classification de ces documents en inventaires. La liste joue dans les deux romans un rôle commémoratif important, permettant de ménager un rapport plus apaisé à la mémoire d’évènements traumatiques, comme le propose le philosophe Paul Ricoeur. Éric Bérubé attribue lui aussi une visée thérapeutique à la liste à travers le concept de « dé-coïncidence » (François Jullien) qu’il rapproche de l’écriture de Pascal Quignard dans L’Homme aux trois lettres. Le potentiel d’expansion infinie de la liste, qui la distingue de l’écriture fragmentaire et la rapproche de l’association libre psychanalytique, se prête alors à une cure négative par « anéantissement de l’identité ».
Dans un article de la section « Varia », Francesca Caiazzo étudie quant à elle la représentation de l’écriture et ses liens avec la différence sexuelle dans Folle de Nelly Arcan. La conception de la littérature qui se dégage de l’œuvre arcanienne est celle d’une « activité d’automutilation créatrice » qui ne fait que mettre de l’avant une incommunicabilité fondamentale. En clôture de cette première partie de la revue se trouve une transcription de la table ronde du colloque Aménager la liste, intitulée « Regards transhistoriques sur la liste et le catalogue ». Dans cette fascinante discussion animée par Isabelle Arseneau, notre invitée spéciale Madeleine Jeay (Université McMaster), grande spécialiste de la liste dans la littérature médiévale, et le professeur Ollivier Dyens (Université McGill) comparent leurs rapports respectifs à l’imaginaire sériel dans une temporalité large, des Évangiles des quenouilles (1480) aux nouvelles technologies.
Ce deuxième numéro voit également l’introduction d’une nouvelle section, dédiée aux étudiant.e.s de premier cycle en littérature. Réunissant les textes de quatre étudiantes, la section « Initiation à la recherche » est l’occasion de promouvoir de nouveaux objets d’études, par le biais de nouvelles voix critiques. La littérature québécoise contemporaine y est à l’honneur : Alicia Lafortune décrit ainsi la lecture idéale qu’appelle Pourquoi Bologne d’Alain Farah à partir de son épitexte et du roman même. C’est par la répétition que s’énonce une forme d’étrangeté qui rend une « bonne lecture » du roman si difficile à réaliser. Dans son article sur Le fil des kilomètres et Le poids de la neige, Florence Lavoie s’intéresse quant à elle à la vision apocalyptique dont témoigne l’œuvre de Christian Guay-Poliquin. Ce rapport à la fin, typique des fictions d’anticipation, s’énonce à la fois dans le traitement du temps et dans celui de l’espace, afin de faire valoir la solitude et la destruction qui font suite à l’effondrement du système capitaliste. Reliant, comme notre table-ronde, le contemporain au Moyen-Âge, l’article d’Ana Popa offre une relecture originale de la littérature médiévale par sa récupération en mèmes Internet. Entre l’emprunt d’images aux manuscrits, la reprise de termes archaïques et le pastiche de modèles existants, le mème médiéval offre une interprétation ludique de la période, fortement teintée de préoccupations contemporaines. Madeline Tessier clôt cette section avec une toute autre perspective sur la période médiévale en mettant l’accent sur la poésie des trobairitz. La réinterprétation par des autrices de certaines conventions d’une poésie généralement associée aux troubadours permet d’y exprimer un désir plus assumé et de renouveler le traitement de l’amour courtois.
L’équipe de Verbatim se réjouit de cette nouvelle collaboration avec le premier cycle qui réaffirme son engagement à faire rayonner la recherche étudiante à tous les niveaux. Il faut d’ailleurs remercier le Département des littératures de langue française, de traduction et de création, l’Association des étudiant.e.s en littératures de langue française, en traduction et en création inscrit.e.s aux cycles supérieurs (ADELFIES), ainsi que l’Association étudiante des cycles supérieurs de l’Université McGill (AÉCSUM) pour leur soutien financier qui a permis d’organiser le colloque Aménager la liste et d’en publier les actes dans ce numéro.